Alors quelle attitude substituer à la compassion envers le prochain?
(On se souviendra de la critique de la morale de l'amour du prochain effectuée par Nietzsche qui préfère « l'amour du lointain », la recherche du rival qui me porte à actualiser de nouvelles puissances par une saine émulation: " soyons au moins ennemis mes amis ")
tout homme est « le prochain » et non mes « proches » au sens de parents, amis (« les miens »). Cette étrangeté du prochain, son anonymat, est ce qui rend le devoir de sollicitude étonnant, paradoxal, hasardeux...
Ainsi, Roland Topor ayant fait l'expérience dans sa prime enfance de la persécution (rafle du vel’d’hiv ) en garda une paranoïa aiguë qu'il fonde en lucidité : pour lui « un optimiste est un pessimiste de mal informé … être paranoïaque c'est la moindre des choses, c’est être lucide, au courant des dangers… la vie est un jeu de massacre. »
Machiavel et Hobbes avaient enseigné la même méfiance fondamentale.
Qu’est-ce qui l’attribue comme « mien » ? Qu’est -ce qui fait que je pense cet autre, anonyme comme « mon » prochain ? Ne faut-il pas déjà l’aimer pour le reconnaître comme tel ? Ne faut-il pas lui avoir reconnu une proximité avec moi pour l'appeler « mon prochain »
On peut penser deux logiques :
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Faut-il « aimer »… l'amour qui est de l'ordre du sentiment peut-il être l'objet d'un commandement ? En tant que mouvement irrépressible, il semble bien que non. La réflexion « faut-il aimer » serait toujours seconde et comme impuissante, à moins qu'il ne faille rechercher une forme de sentiment qui puisse faire l’objet d’un commandement, d’un conseil, d’une orientation. Kant et Lévinas distinguent différents types d'amour dont l’un est sans éros ( bienveillance, bienfaisance) |
« Faut-il »
- Un impératif catégorique c'est-à-dire qui commande d'absolument
( chez Kant cet impératif se déduit de notre statut d'être rationnel : c’est un devoir pour tout être doué de raison d’agir sans se contredire c'est-à-dire selon une maxime qui soit universalisable sans contradiction. L’amour du prochain n’est qu’une formulation particulière de notre devoir de respect de l’humanité en nous-mêmes comme en tout autre)
Mais s’il faut aimer tous les hommes, honorer la raison en chacun et se soumettre à l'impératif d'universalité, comment trancher lorsque certaines circonstances demandent de prendre position pour les uns contre les autres ? Charles Péguy : « les Kantiens ont les mains propres parce qu’ils n’ont pas de mains »
-Un impératif hypothétique qui commande sous la présupposition d'une fin différente (auquel cas « l’amour du prochain » est un moyen en vue d'autres choses… Quelques types d'intérêt, de conséquences positives attendons-nous de l'amour du prochain? Est-ce une bonne stratégie?
Dernier
conseil :
Sachons entendre l'inquiétude de la formule : il y a un combat interne en celui qui s'interroge « faut-il aimer son prochain ? » L’idéalisme et le réalisme font rage en lui.
Nous oscillons toujours entre les relents de défiance et les élans de générosité. Jamais nous ne pouvons nous résigner à désespérer de l'autre parce qu'en tant qu'être social chacun a besoin des autres ( besoin d’aimé et d’être aimé, d’être reconnu). Mais jamais nous ne pouvons oublier absolument nos réserves et notre défiance puisque chacun de nous est aussi essentiellement un être attaché à sa propre conservation et à celle de ses proches.
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