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Peut-on se mettre à la place d'autrui?
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Explorez les expressions corrélatives :
« donner, laisser sa place »
« prendre la place »
« se faire une place au soleil… »
« trouver sa place, avoir sa place »
Explorez aussi les situations et les figures sociales qui pourraient illustrer l'expression : le confident, le conseiller, le juge, l’ethnologue autant d’individus qui semblent devoir se mettre à la place des autres pour bien jouer leur rôle.
Analyse du sujet à la loupe :
"Peut-on":
* Est-ce possible, réalisable? Peut-on se décentrer, oublier la particularité de son point de vue pour adopter celui d'autrui ; ou nos points de vue sont-ils irréductibles ; y a-t-il des limites à l'effort de décentrement.
Si ce déplacement est possible comment s’opère-t- il ?
- par sympathie, compassion émotive (la pitié chez Rousseau) ;
- par effort intellectuel d'universalisation ( l'impératif catégorique de Kant) ;
- par analogie, par assimilation des informations, immersion culturelle dans le milieu de l'autre (thèse anthropologique et phénoménologique).
Quelle est la clé de la compréhension de l'autre en tant qu’autre ?
*A-t-on le droit de se mettre à la place d'autrui?
On pourrait répondre que c'est même un devoir éthique : celui de la charité envers le prochain ; mais la généralité de la formule laisse entendre d'autres sens où surgit la réalité d'un comportement moins légitime :
-l'usurpation (cf. la critique que Platon fait des sophistes qui prennent la place des hommes compétents et des philosophes dans les cités où règne le vote démocratique).
"Se mettre à la place de": | |
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Se mettre à la place d'autrui au sens propre, c'est lui prendre sa place ; le déposséder d'une place qu’il (qu'on lui) reconnaissait comme sienne. Il faut remarquer l'opposition radicale de signification entre le sens figuré et le sens propre de cette expression : L’opposition radicale entre: -l'appel à la bienveillance : « Comprends –moi, mets-toi à ma place ! » ; -et la revendication haineuse : « Tu m’as pris ma place !». Souvenez-vous à ce propos du malaise et de l’obsession du petit Sartre dans Les mots, il sent qu’il n’a pas de vraie place dans le monde des adultes et veut s’en forger une cf. « il y a quelqu’un qui manque ici ». |
« La place d'autrui »
Que signifie cette représentation de l’espace social en terme de place attitrée ? N’est-ce pas une représentation dépassée ? Sous l’Ancien régime, quand un homme naissait, telle ou telle place lui était attribué dans l’échiquier social en fonction de sa caste. Mais la démocratie en abolissant les privilèges dynastiques a ouvert un espace de concurrence et de compétition : les meilleures places sont à prendre. Les sociétés démocratiques sont des sociétés de responsabilité de soi. Chacun va tâcher de «se faire sa place ». Etant entendu qu’il n’y aura pas de bonne place pour tout le monde, la société démocratique génère ses propres frustrations. Mais doit-on pour autant rêver d’un monde où chacun trouverait parfaitement sa place ?
Souvenons-nous du Meilleur des mondes d’Huxley Dans cette utopie noire, chacun est programmé, dès sa conception « in vitro », à la fonction sociale qu’il remplira. Chaque type individuel ( alpha bêta gamma …upsilon) a ses aptitudes techniques, son code de valeur et ses goûts spécifiques. La diversité des fonctions nécessaires au fonctionnement d’une société est ainsi assurée. Mais il n’y a plus une humanité. Les manipulations génétiques ont produit des types humains artificiellement particularisés et incompréhensibles les uns pour les autres.
L'enjeu est clair :
-soit l’homme accepte de chercher ( peut-être désespérément) sa place dans le monde, et il connaît à la fois le doute et la fatigue de la compétition ;
-soit il naît dans un monde social où une place l’attend et cela signifie que, de naissance, d’autres sont exclus de cette même place.
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Moi et l’autre n’avons peut-être pas d’emblée de place déterminée, et l‘autre n'est peut-être pas d'abord séparé de moi ; il se mêle à moi dans une réalité pré-individuelle et il y a d‘autres expériences d’intersubjectivité fondamentale vis à vis desquelles le découpage en place et lieu distinct est inadéquat et grossier Chacun, s'il veut l'entendre, porte l'autre en soi : -comme un héritage ; La question essentielle devient « comment pacifier cette présence de l'autre à moi ? Comment éviter les deux écueils inversés de l’indifférence et de l'identification fusionnelle puisque toutes deux abolissent le rapport à l’altérité ? |
Ebauche de plan :
I)La politique de l’usurpation des compétences contre la politique du respect
II)La connaissance comme effort de décentrement
III)Le miroir et la xénophobieLe
monde est plein d’usurpations. L’usurpateur se fait passer pour un autre.
Il joue avec les apparences, simule les compétences pour prendre la place légitimement
convoitée par d’autres et sait au besoin discréditer la compétence des autres
pour assurer sa propre promotion. Dans le Gorgias Platon donne la parole
au maître de rhétorique et passe en revue toutes les techniques de persuasion
qui permettent de prendre l’avantage sur des concurrents lors qu’il s’agit
de convaincre une foule ignorante. C’est la célèbre critique des sophistes et
autres démagogues.
L’usurpation manifeste un manque total de respect non seulement des autres mais de la vérité et finalement de soi. Derrière la pratique de l’usurpation, il y a une complaisance à soi qui procède d’un égoïsme étourdi, paresseux ( un mauvais égoïsme dirait Aristote, Ethique à Nicomaque livre IX ; chap. 4 ). Le souci de soi de l’usurpateur procède d’un égoïsme qui renonce à tout effort pour progresser et acquérir la compétence simulée ( car on ne parle plus d’usurpation quand l’homme se montre à la hauteur de sa fonction quels qu’aient été les chemins tortueux de sa promotion – c’est le thème de Ruys Blas de Victor Hugo).
A l’inverse de l’usurpation, où un individu prend égoïstement la place d’un autre, le respect fait place aux autres en reconnaissant leur égalité de droit.
Le
respect peut procéder d’une compassion sentimentale (la pitié chez Rousseau)
ou d’un impératif rationnel (« Agir selon un maxime qui soit universalisable
sans contradiction » comme chez Kant). Dans tous les cas, le respect d’autrui
s’inscrit dans un mouvement de générosité qui vise la réalisation d’un espace
politique et social harmonieux. Se mettre à la place des autres pour s’interdire
d’usurper abusivement leur fonction, c’est oeuvrer à la mise en place d’un
espace politique juste. Encore faut-il que ces fonctions soient allouées à des
compétences effectives et non à des privilèges sans justifications rationnelles.
Pascal dans ses Discours sur la condition des Grands, fait un devoir au Roi et aux Seigneurs de prendre conscience du hasard fondamental qui préside à leurs attributions (un double hasard : celui des naissances et celui des conventions sociales).
Ce n’est pas seulement le monde social qui gagne à un juste respect des différences, c’est aussi l’univers théorique.
La connaissance du monde s’enrichit par les échanges de point de vue sur le monde. Il faut donc accepter l’idée qu’aucun point de vue n’est indépassable et définir l’effort de connaissance comme un effort de décentrement.
Kant dans la Critique de la faculté de juger recommande en ce sens un esprit ouvert : c’est la seconde maxime du sens commun : il s’agit de raisonner en se mettant à la place de tout autre parce que chacun, quand il juge, risque d’être victime de la particularité de son point de vue. De même dans l’Anthropologie du point de vue pragmatique Kant dénonce l‘égoïsme logique qui consiste à refuser de soumettre ses jugements à l’expertise des autres. Le dialogue est la pierre de touche de la vérité. Le débat contradictoire est la seule façon de tester efficacement la validité d’une pensée (d’où, au XVIIIème la revendication de la liberté de la presse. L’autre par son intervention devient une chance de sortir de l’étroitesse de notre point de vue.
Gilles Deleuze commentant le roman de Michel Tournier Vendredi ou les limbes du Pacifique précise la place d’autrui dans la connaissance du monde. L’apparition d’autrui est, dans mon champ perceptif, la présence d’un autre point de vue possible. La présence d’autrui donne virtuellement corps à ce que je ne vois pas mais qui existe pour l’autre : ainsi la grimace d’effroi de mon voisin me signale une réalité que je ne perçois pas ( ou pas encore) mais qui doit être effrayante. Autrui relativise le non-su et le non-perçu ; je saisis ce que je ne perçois pas comme perceptible par un autre.
Or toute perception est par nature limitée, tronquée. Les phénoménologues parlent à ce propos de perception par esquisse et donnent l’exemple du cube : jamais je ne perçois un cube selon sa définition géométrique car jamais je ne parviens à voir ensemble les six faces et les douze arêtes, au mieux je perçois trois faces et neuf arêtes. Les choses s’esquissent seulement et ne nous sont jamais données à connaître dans leur totalité : elles s’esquivent autant qu’elles s’esquissent.
Dès lors il faut toujours soupçonner un autre angle d’approche ; il faut toujours mimer la démarche d’un autre regard afin de surprendre une autre réalité ( « le dessous des cartes » ou « l’envers du décor »...).
Deleuze précise : « Lorsque j’aurai fait le tour pour atteindre cette partie cachée, j’aurai rejoint le point de vue d’autrui. ». La réalité est infiniment complexe, la connaissance est à penser comme une succession d’explorations qui demandent toujours à être complétées.
Mais accepter le décentrement et prendre matériellement la place d’autrui, est-ce nécessairement partager ses convictions et être de son avis ?
Pour prendre un exemple polémique ; suffit-il de connaître de l’intérieur la détresse économique et sociale d’un ouvrier de la République de Weimar pour accueillir favorablement une idéologie de haine et d’exclusion (cf. le phénomène du bouc émissaire) évidemment non ! Les pensées des hommes ne sont pas strictement déductibles du milieu économique et sociologique dans lequel ils évoluent ; sinon il n’y aurait pas tant de diversité parmi les modes de pensées.
Toute notre histoire personnelle (avec nos rêves et nos angoisses) s’exprime dans notre façon de percevoir et d’analyser la réalité. Nous mettre psychologiquement à la place de quelqu’un implique d’ entrer dans ses codes d’évaluation. Il faut saisir de l’intérieur le sens de ses gestes, c’est à dire les resituer dans un vécu global. La compréhension de l’autre passe forcément par une implication subjective (alors que l’analyse d’un phénomène strictement physique gagne d’autant plus en objectivité que le sujet connaissant s’interdit toute intervention subjective ; voir à ce propos la distinction conceptuelle proposée par Wilhem Dilthey entre expliquer et comprendre ).
Toutefois
toute forme d’implication subjective n’est pas bien venue dans le projet de
connaissance d’autrui. La psychanalyse a révélé combien l’écoute d’autrui
est difficile, chacun ayant spontanément tendance à n’entendre dans le discours
de l’autre que l écho de ses propres problèmes. Il faut avoir pacifié son propre
vécu pour accéder à une compréhension authentique d’autrui. Ainsi chaque
psychanalyste a-t-il lui-même mené un travail d’analyse personnel. Mais les
voies de l’inconscient étant à la fois impérieuses et capricieuses, chaque patient
choisit son psychanalyste en fonction du pressentiment confus que celui-ci
mieux qu’un autre l’aidera à remettre chacune des pièces de son échiquier traumatique
à sa place. En ce sens la pratique psychanalytique enseigne non pas à se mettre
à la place des autres pour mieux les comprendre, mais elle indique comment
chacun peut reprendre une place active dans le déroulement de sa vie psychique:
« Là où est ça, je dois advenir »(Freud ; Introduction à la
psychanalyse). La présence de cet autre privilégié qu’est le psychanalyste
permet une meilleure connaissance de soi par soi. C’est tout le paradoxe d‘une
pratique où celui qui est sensé savoir( l’analyste) reste délibérément silencieux
et attend l’émergence d’une parole de vérité longtemps refoulée par l’autre.
Freud a compris que pour aider autrui rien ne sert de lui donner de sages conseils
en se mettant généreusement à sa place car il n’est pas sûr que l’autre soit
d’emblée capable d’entendre ce qu’on lui dit (encore moins de l’accomplir).
Pour aider réellement autrui, il faut lui offrir un espace de parole libérée
où il puisse reprendre une place active dans l’enchaînement de ses actes.
Hormis cette écoute singulière, on peut craindre qu’à chaque fois que nous prétendons nous mettre à la place des autres nous loupions leur singularité sauf à rencontrer des êtres qui nous ressemblent viscéralement. Le semblable connaît (et aime) le semblable. Nous renvoyons à ce propos à la dissertation sur l’amitié : Peut-elle passer pour un moyen privilégié de connaissance d’autrui ?
Si
l’ami comme autre nous-même paraît celui qui pourra le mieux se mettre à notre
place c’est dans une pratique de décentrement restrictive. La parenté de nature
qui soude l’amitié facilite la compréhension de l’autre puisqu’il suffira finalement
de revenir à soi pour se mettre à la place de l’autre. Par contre le miroir
comme objet réel (et non plus l’ami comme autre moi-même) permet un véritable
éclatement de perspectives. Il suffit de ne plus se regarder dans le miroir
mais regarder ailleurs grâce au miroir. Le miroir comme objet optique permet
en effet de déplacer la trajectoire du regard. Par le jeu croisé des diffractions,
le miroir permet de voir ce qu’un autre verrait à une autre place.
Dans Les mots et les choses Michel Foucault analyse la présence du miroir dans les Suivantes de Vélasquez : « Le miroir, en faisant voir, au-delà même des murs de l’atelier, ce qui se passe en avant du tableau, fait osciller, dans sa dimension sagittale,l’intérieur et l’extérieur ». Le reflet du miroir permet de faire intervenir dans l’espace de la représentation ce qui n’y habite pas physiquement -dans le cas des Suivantes, le Roi et la Reine dont nous prenons la place [ nous, spectateur, !])
Le
miroir quand il n’est pas pris comme un instrument d’auto contemplation permet
d’accéder des perspectives autres. La xénophobie par contre refuse l’échange
de perspectives. Le racisme est un miroir brisé.