William BLake (1757-1827) 

Caïn ou la naissance du meurtre

Le premier fils du premier homme est aussi le premier criminel. Dans La violence et le sacré, René Girard cherche à comprendre la signification de ce récit mythique. La Genèse donne peu de précision sur Caïn et Abel si ce n’est qu’ils sont frères et que l’un est pasteur et l’autre agriculteur.

«  Abel devint pasteur de petit bétail et Caïn cultivait le sol. Le temps passa et il  advint que Caïn présenta des produits du sol en offrande au Seigneur, et Abel, de son côté, offrit des premiers-nés de son troupeau et même leur graisse. Or le Seigneur agréa Abel et son offrande. Mais il n’agréa pas Caïn et son offrande » et Caïn, fou de jalousie, tua Abel…. Genèse,4

Pourquoi une telle injustice de la part de Dieu ? Qu’est-ce qui s’exprime dans cette représentation d’un Dieu qui n’agrée pas le sacrifice de Caïn ? Dans La violence et le sacré, le parti pris de René Girard, est de comprendre les sacrifices religieux d’un point de vue purement humain : puisqu’il s’agit d’un comportement humain, il doit trouver son sens et son origine dans l’économie de rapports purement humains.

Paul Rubens (1577-1640)

Le sacrifice animal dans l’économie de la violence.

La violence intraspécifique est une caractéristique de tous les groupes sociaux évolués (Voir les analyses de Konrad Lorenz dans L’Agression, une histoire naturelle du mal.  Des études suggèrent  que le mécanisme physiologique de la violence varie très peu d’un individu à l’autre et même d’une culture à l’autre… R. Girard se réfère aux travaux d’Anthony Storr : «  Rien ne ressemble plus à un chat ou à un homme en colère qu’un autre chat ou un autre homme en colère ». L’étude des comportements des animaux  a montré comment l’agressivité stimulée par la proximité spatiale d’animaux d’une même espèce trouvait à se décharger sur un objet de rechange ( un cas exemplaire est présenté au début de l’ouvrage de K. Lorenz avec l’étude des petits poissons de corail). La violence comme pulsion propre à toute forme vitale évoluée  a besoin d’un exutoire qui la canalise. Dans le processus culturel, les sacrifices d’animaux ont rapidement permis de détourner la violence interindividuelle sur des objets de substitution. Et René Girard rappelle les travaux de Joseph de Maistre  

Dans son Eclaircissement sur les sacrifices, il avait souligné que les victimes animales sacrifiées étaient choisies délibérément parmi les animaux domestiques qui avaient le plus de rapport avec l’humanité :

«  On choisit toujours, parmi les animaux, les plus précieux par leur utilité, les plus doux, les plus innocents, les plus en rapport avec l’homme par leur instinct et par leur habitude… on choisissait dans l’espèce animale les victimes les plus humaines, s’il est permis de s’exprimer  ainsi »

Donc, quand le récit mythique précise que Dieu agrée le sacrifice d’Abel mais n’agrée pas le sacrifice de Caïn  s’exprime, sous une forme latente, une sagesse millénaire pour laquelle l’important est que Abel ne tue pas son semblable parce qu’il tue lui-même des animaux et décharge ainsi sa violence sur les animaux sacrifiés, alors que Caïn, ne bénéficiant pas d’un tel expédient, tue son frère.

L’intérêt de l’analyse de René Girard tient au fait qu’elle permet de sortir de l’appréhension morale du sacrifice qui s’émeut qu’ une victime « innocente » paye pour quelque « coupable ». Que la victime sacrifiée n’ait rien à expier, c’est sûr ! René Girard offre d’ailleurs une analyse éclairante du mythe d’Œdipe et de la fonction du bouc émissaire (à ce propos voir le cours de l’an passé consacré à « Autrui ». Mais l’essentiel est ailleurs.

Mosaïque (fragment)

La violence et le sacré.

Ce qu’intéresse René Girard, c’est la capacité de la vie sociale à inventer des solutions pour gérer ses problèmes de violence interne. Là est pour l’auteur l’origine du religieux. La victime sacrifiée est consacrée : elle est retirée du monde profane auquel elle appartenait et revêt ainsi, une fois sacrifiée, une valeur sacrée. La source du sacré est dans l’acte de séparation qui « maudit « ( au sens d’exclure) la victime sur laquelle la violence collective va se déchaîner pour s’apaiser.

Ce qu’exprime aussi le rite du « Bouc émissaire » ce bouc que les communautés juives promenaient à travers le village avant de le rejeter dans le dessert pour qu’il y emporte toutes les impuretés.

La suite de l’analyse de R. Girard montre que le sacrifice de l’animal afin de protéger l’homme de la violence de son semblable est répété symboliquement dans d’autres passages bibliques.

Le sacrifice d’Abraham

«  Prends ton fils… celui que tu aime… Isaac… et offre-le en holocauste » Genèse 22.2

Après que Dieu  a commandé à Abraham de sacrifier son fils unique ( afin de tester sa soumission), il arrête finalement son bras et substitue à l’enfant un bélier empêtré par ses cornes dans un buisson voisin. Selon la tradition musulmane, ce bélier envoyé par Dieu  est celui qu’Abel lui avait consacré.

Isaac et Jacob, Govaert Flinck (1615-1660)

La bénédiction de Jacob

Jacob est le fils d’Isaac et de Rébecca, il sort du ventre de sa mère en tenant le talon de son frère jumeau Esaü qui était  « roux et tout velu comme un manteau de poils». Esaü devient un habile chasseur ; Jacob, homme paisible, préfére rester sous la tente. Isaac aime Esaü. Rébecca préfére Jacob.

 Un jour que Esaü rentre affamé de la chasse il demande du potage à Jacob qui profite de la situation pour lui demander en échange son droit d’aînesse ; Esaü qui avait trop faim pour s’inquiéter de quoi que ce soit d’autre, accepte le marché « contre un plat de lentilles »(Genèse 25,34).

Isaac, devenu vieux et aveugle, veut donner sa bénédiction à Esaü et lui demande auparavant d’aller chasser pour lui et de lui préparer « un plat savoureux » ; Rébecca qui a surpris ses paroles décide que Jacob recevra la bénédiction paternelle. Avec deux chevreaux  que Jacob  prélève sur le troupeau familial, elle prépare  le plat savoureux demandé et recouvre la peau imberbe de Jacob de la fourrure des animaux afin qu’il puisse passer pour son frère. Le cadet se substitue donc au frère aîné et reçoit la bénédiction rituelle à sa place. (Genèse 27) Mais cette première substitution (qui a retenu beaucoup l’attention dans les iconographies religieuses) fait écran à l’autre : celle où l’animal est interposé entre le fils et la violence du père. . Pour être bénit, et non maudit, le fils se dissimule sous la peau de l’animal immolé.

Caïn (détail), Fernand Cormon (1854-1924) musée d'Orsay

Pourquoi les frères sont-ils traditionnellement des frères ennemis ?

Nous avons tendance à penser naïvement les rapports fraternels comme une affectueuse complicité. Mais les exemples mythologiques, littéraires et historiques dessinent une autre réalité  et donnent d’innombrables exemples de conflits violents. Nous citions  Caïn et Abel ou Jacob et Esaü mais il y a aussi Romus et Romulus, Etéocle et Polynice,  Richard Cœur de lion et Jean sans terre.…

Même quand ils ne sont pas des jumeaux, les frères ont de nombreux attributs en commun qui les confondent : ils ont le même père, la même mère, le même sexe, la même position relative dans la société. Cette proximité et cette parenté les rendent ennemis, concurrents.

 « Les frères sont rapprochés et séparés par une même fascination, celle de l’objet qu’ils désirent ardemment tous les deux et qu’ils ne peuvent ou ne veulent partager : un trône, une femme, ou de façon générale l’héritage paternel » page 98, La violence et le sacré.