Peut-on vaincre la peur de l'autre? |
Analyse du sujet à la loupe :
Peut-on : | |
Est-ce possible ? | |
Est-ce souhaitable ? | |
Vaincre (la peur) : ici c'est combattre, étouffer, réduire, annihiler, dépasser | |
Comment vaincre : | |
par une conduite magique (cf. les analyses de Sartre. Dans l’Esquisse de la théorie des émotions ) | |
par l'action, (l’attaque, le sourire, l’échange, le pari) |
La peur de l’autre : il y a deux façons d’entendre cette expression selon que le complément du nom est pris objectivement ou subjectivement | |
1)Vaincre notre peur de l’inconnu ( des étrangers) ; | |
2) Faire que l’autre n’ait plus peur, quel que soit le sujet de sa peur ; en ce deuxième sens il faudrait s’interroger sur la possibilité ou non de rassurer les autres. Pouvons-nous par notre comportement rassurer l’autre ou faut-il toujours qu’il le veuille ? |
L'autre : « l'autre » en philosophie recouvre une pluralité de sens et n'est pas strictement réductible à « autrui ». | |
C'est le contraire du même, du connu, du normal, du prévisible : tout ce qui fait éclater les repères… Tout ce qui dérange les habitudes mentales et force de l'étonnement. |
Ebauche de plan :
I) Les autres peuvent nous aider à pacifier la peur de l’inconnu :
A ) autrui : le garde fou de la normalité lorsque la raison vacille ;
B) mais aussi la victime à sacrifier comme bouc-émissaire.
II) La peur creuse l’abîme qui nous sépare des autres :
A)l’analyse de l’enfermement des fous et de la naissance de la prison par Michel Foucault ;
B) les réactions ethnocentriques (Race et histoire, Lévi-Strauss).
III) Comment vaincre la peur de l’autre ?
A) Par la connaissance ;
B) Par l’attaque en inspirant la peur ou par la mise en place de lois communes ;
C) par le pari de la confiance.
BIZARRE …VOUS AVEZ DIT BIZARRE.
Au début de La Nausée, Antoine Roquentin, un homme d'une trentaine d'années, désabusé et en proie à de grandes crises de solitude, remarque combien le monde devient vite étrange pour celui qui n'y rencontre plus la présence des autres." Le vraisemblable disparaît en même temps que les amis. Mais tout l’invraisemblable en compensation, tout ce qui ne pourrait pas être cru dans les cafés, on ne le manque pas… " Ainsi la poignée de la porte, la racine, le papier gras qu‘il ramasse, prennent une densité étrange, « dégoulinent » d’existence et l'affectent de nausée.
Après un cauchemar, on aime se réveiller accompagné : la présence d'autrui rassure, elle est gage du retour à la normalité. Certes, l'homme qui est auprès de nous peut-être un espion, un voleur, un assassin en puissance ; il sera à l'origine de nouvelles craintes, il impliquera une nouvelle vigilance mais, du moins on saura à quoi s'attendre alors que le « horla », l’alien, le fantôme, le monstre, par leur étrangeté même, nous désarment, nous ne savons que faire pour nous protéger.
LE BOUC EMISSAIRE
Pour apaiser leurs tensions et calmer leurs démons, les collectivités n'ont pas hésité à sacrifier des hommes. C'est la technique du bouc émissaire; René Girard a montré comment il fallait que soit posée, dans l'esprit collectif, une parenté de nature entre l'individu sacrifié et le mal dont cette communauté veut se défendre. Si le sacrifice du bouc émissaire purge la société de son mal, c'est qu'il le porte en lui. La mort du bouc émissaire est censée ramène la normalité et le bien parce qu'il était, au fond, étranger à cette société, un être marginal, une excroissance anormale, un parasite.
Pour calmer sa peur de l'inconnu, la collectivité va sacrifier celui qu'elle exclut d'emblée de son sein comme « autre », signifiant ainsi qu'il a une parenté avec la tare qui la frappe.
CONTRAIRE A LA NORME …
Dans d'autres contextes ce sont des institutions (c'est-à-dire aussi d'autres hommes) que la collectivité érige entre elle et « l'autre »:
- l'asile qui enferme et préserve la communauté de la folie ;
- la prison qui protège la société de la délinquance et des classes dangereuses sont autant d'institutions inventées pour vaincre la peur de l'autre.
Mais comme Foucault l’a montré dans ses deux thèses L'histoire de la folie et Surveiller et punir, un renversement s’opère …
Le grand enfermement du XVIIème correspond à un souci sécuritaire. La crise économique avait jeté sur les routes trop de mendiants et de brigands. La peur du désordre provoque de désir d’exclusion et la mise au travail forcé de toutes les populations marginales. Dans ces lieux d’internement la folie manifestera sa spécificité par sa résistance à toutes les techniques de discipline et de redressement. Mais avant le grand enfermement, la folie n'était pas pointée comme scandale à extirper. Beaucoup de villages avait leur fou, il faisait partie de la communauté. La folie était accueillie comme expression d’une autre sagesse. De même avant la généralisation des pénitenciers, il y avait certes des brigands mais la foule pouvait aussi en faire ses héros contre l’arbitraire du pouvoir régalien. Ce fut le cas de Mandrin. Au XIXème siècle en revanche le peuple des honnêtes citoyens s’oppose radicalement à ceux qui sont présentés comme des ennemis publics. La prison a produit « le délinquant » comme figure sociale spécifique ; comme l'asile, l'hôpital psychiatrique génère la nouvelle figure historique de la folie qu’est « le malade psychiatrique ».
Ces institutions dont la justification était prétendument de répondre à une crainte, non seulement sont les effets de cette crainte mais l'ont sédimentée.
Elles ont produit la figure du fou et du délinquant comme « autres ». Ces institutions ont produit ce contre quoi elles prétendaient nous défendre.
« LE BARBARE EST CELUI QUI CROIT A LA BARBARIE DE L’AUTRE »
Est-ce par la connaissance qu'on peut vaincre la peur de l'autre? Cela dépend sans doute de quel type de connaissances. Il y a des procédures d'examen qui, tout en produisant un savoir, falsifient la vérité de ce qui est étudié. Ainsi nombre de regards d’ anthropologues sur les populations indigènes n’ont fait que reproduire les préjugés colonialistes. Les procédures d’examens étaient souvent d'une telle brutalité qu'elles avaient peu de chance de rentrer en contact avec ce qu'elles espéraient trouver : « l'humain »- la somme des littératures racistes prouve que les préjugés ethnocentriques trouvent toujours à se confirmer.
Dans Race et histoire, Lévi-Strauss raconte une anecdote qui montre à quel point la peur de l’autre rend semblables les hommes les plus étrangers.. Ainsi, dans le même temps où les Espagnols se demandaient si les Indiens avaient une âme, ces mêmes Indiens laissaient pourrir dans l’eau le corps des prisonniers pour vérifier qu’ils étaient de chairs et s'assurer ainsi qu'ils n'étaient pas des fantômes.
LA CONNAISSANCE EST SOUVENT ALTRUICIDE
Levinas, comme Bergson avant lui, se méfie de la connaissance. Elle procède par discrimination et classification ; elle ne peut que manquer l'altérité puisque l'autre est précisément ce devant quoi la raison commune et les habitudes de manipulation utilitaire devraient être désarmées. La rencontre de l'autre est toujours une épreuve terrassante : elle prend la forme du coup de foudre ou du scandale. Qu'elle nous dérange ou qu’elle nous émeuve, elle ébranle nécessairement nos fondements, elle nous rend inquiets, ce qui signifie étymologiquement qu'elle nous prive de notre repos. Parce que cette épreuve est angoissante, l'esprit humain a rusé : il a recouvert le mystère de l'autre d’ étiquettes et de qualifications par lesquelles s'exprime -ou prétend s'exprimer- une nouvelle maîtrise : mettre un nom sur un problème, c'est croire le maîtriser. « Barbare », « sauvage », « sociétés primitives » ou « société de subsistance » : autant d'appellations réductrices pour pointer une différence sous des termes péjoratifs. On définit négativement l'autre par opposition à ce que nous connaissons et valorisons : dès lors l'autre ne peut pas remettre en cause nos habitudes de jugement.
Pour sortir de cet écueil du savoir il faudrait plus d'amour dans le regard, plus de sympathie, plus de volonté de décentrement : accepter de porter sur soi un regard qui viendrait d'ailleurs , accepter et tâcher d'observer du point de vue de l'autre la société de l'autre et la nôtre. Les voyages, parce qu'il faut rencontrer partout « l'humaine condition », sont une des meilleures façons de vaincre la peur de l'autre s’ils donnent véritablement accès aux autres et non à des indigènes folkloriques engagés par les tour-opérateur !
LEGITIME DEFENSE
Est-il possible de vaincre la peur de l'autre? Comment? Doit-on le faire?
La question devient éminemment politique. Hobbes a montré comment la peur d'être victime d'une agression nous transforme d'emblée en agresseur.( cf. le travail de cette question par la prose poétique de Koltès dans La solitude des champs de coton. ).
De peur d’être attaqué je prends les devants, je frappe le premier. La simple possibilité que je sois victime d’une agression me transforme en agresseur. Le mal ( la violence) naît sa pure possibilité… Il suffit de craindre la violence pour devenir violent. Dans la logique de la crainte, la simple présence d'un autre est en soi une menace. Sans le garde-fou de la loi, (« la peur du gendarme »), chacun éprouve la totale liberté de l'autre : l'autre peut tout, du moins il a autant de pouvoir qu'il a de force, mais il sait que j'en peux autant … Hormis les cas où la différence de force est flagrante et ne laisse aucun doute sur l'issue du combat, chacun est sur ses gardes ; la situation est bloquée et dégénère au moindre mouvement équivoque. Hobbes en conclut que l'état de nature est fatalement un « état de guerre de tous contre tous et de chacun contre chacun. » C’est la logique de la violence enclenchée par la peur, la peur de l'autre comme liberté...
DONNER POUR RECEVOIR
À ce cercle infernal de la peur, les pacifistes ont toujours opposé une autre logique : celle de la confiance, le pari de la confiance.Dans la parabole du bon samaritain, le christ (à qui un pharisien demande de préciser « qui est mon prochain ? ») enseigne qu'il faut prendre le risque de la confiance.Pour un homme de Judée, le Samaritain est l’ennemi héréditaire : mille rapines avaient élevé l'une contre l'autre les deux communautés. La parabole raconte comment un homme qui avait été rançonné et attendait agonisant au bord du chemin une âme charitable, fut secouru par un Samaritain … La morale de la parabole est claire : il faut retourner la logique de la crainte, la renverser par une logique de la confiance et envisager l’ autre, non pas à la lumière du mal qu’il peut nous faire, mais à la lumière du bien dont il peut être l’occasion. Comment espérer de l’aide d'un homme si notre premier rapport est teinté de défiance ?
La défiance est comme une insulte. C'est un a priori négatif : comment pourrait-il être démenti ? L’autre blessé dans l’image de soi, s’éloigne dans l'indifférence ; il confirme même notre appréhension pour ne pas avoir été méprisé en vain ( et il ne fait que nous rendre la monnaie de notre pièce !).
C'est pour cela qu’Alain à la fin d’un de ses « Propos » affirme : « il faut donner d'abord ». Il faut d’abord donner notre confiance pour recevoir les preuves que nous avons eu raison de la donner. La confiance investit l'autre de la responsabilité de ne pas nous décevoir. La confiance parie sur le meilleur de l'homme.
Merleau Ponty dans sa Note sur Machiavel avait remarqué à quel point les rapports entre les hommes sont en miroir : " chacun ressemble mystérieusement à chaque autre, méfiant s’il est méfiant, confiant s’il est confiant » Il faudrait donc donner sa confiance, vaincre la peur de l'autre. Non pas en le terrassant, mais en pariant sur sa bienveillance, sa générosité, sa liberté positive d'agir pour le bien et d’agir bien.
JE, TU, IL
-Par souci de protection
- et aussi par souci de la sécurité des autres, ceux dont nous sommes particulièrement responsables , « les miens » : enfants, aïeuls ( cf. L'argent où une famille d'accueil est assassinée par un homme blessé par la prison.)
Lévinas a su pointer le problème.
S'il n'y avait que moi et l'autre je saurais sûrement plus facilement oser la confiance qui baisse la garde et m’expose sans armes à la liberté de l'autre. Mais le rapport à l’autre est toujours biaisé par d'autres responsabilités. Le souci des miens sédimente la peur de l'autre.
Pour modifier ce comportement il faut desserrer l’étau des premiers cercles d'appartenance, jouer les ellipses, les intersections -A la faveur de nouvelles entreprises, les autres peuvent devenir les nôtres et se montrer plus proches de nos préoccupations et angoisses que ceux que nous appelions traditionnellement nos proches.
L’AUTRE COMME ANGOISSE ET TENTATION
Qu'est-ce qui bloque les individus dans leur premier cercle d'appartenance communautaire ? Qu’est-ce qui les fige dans une attitude de déchiffrement qui se contente d'analyser des codes pour jauger des hommes (signes extérieurs de richesse, apparence physique ) ? Ne serait-ce pas la peur de l'autre en nous, la peur d’éprouver l'infinie variété de nos possibilités et la contingence des acquis ? Autrui présente toujours une figure de l’homme que nous pourrions actualiser. Le clochard, le fou, le délinquant, le terroriste nous effraient d’autant plus que nous projetons sur eux toutes nos angoisses. Ce qui nous effraye en l'autre, c'est l’indétermination de notre liberté et la preuve de notre contingence.