MARS
OU LA GUERRE JUGEE, ALAIN
Emile-Auguste Chartier a 46 ans en 1914. Il connaît la guerre comme téléphoniste d’artillerie, et il avoue lui-même bien volontiers que cette fonction lui a laissé quelque loisir et surtout des « heures protégées » ( car le téléphone est autant que possible protégé !). Il a donc l’occasion de mettre par écrit ses réflexions de soldat de troupe et précise, dans sa dédicace à Madame Morre Lambelin que ce qu’il a ressenti le plus vivement dans la guerre c’est l’esclavage : « la fable du cheval qui s’est voulu venger du cerf me fut enseignée tous les jours ». Les 93 chapitres présentent un réquisitoire accablant.
Plan de la présentation :
pire que l’injustice sociale et la misère… et le plus sûr
moyen de renchérir sur elles
Il y a un sens à dire que le mal est dans l’injustice sociale et dans l’exploitation de l’homme par l’homme ; car, sans doute n’y a-t-il pas de liberté véritable sans un salaire et des loisirs suffisants, mais : « Qu’est le pouvoir du plus riche des riches à côté du pouvoir d’un capitaine ? » L’homme qui sait travailler garde le loisir d’aller s’employer ailleurs ( C’est pour cette raison que Rousseau, dans le livre troisième de L’Emile, recommande au fils d’aristocrate le travail comme instrument de liberté quelles que soient les révolutions). Celui qui sait travailler de ses mains change de maître quand il le veut et impose ainsi le respect. Hors des heures de travail, il garde le pouvoir d’aller, de venir, de dormir… Ce qui n’est pas le cas du soldat : « l’ordre de guerre a fait apparaître le pouvoir tout nu, qui n’admet ni discussion, ni refus, ni colère, qui place l’homme entre l’obéissance immédiate et la mort immédiate ».
La guerre est le pire des maux, car elle sépare radicalement les hommes en deux clans : moins celui des forces adverses que l’opposition qu’on retrouve dans toutes les armées entre les officiers et les subordonnés, les maîtres et les esclaves. (Chap. LXIII l’individualisme
La guerre, en imposant « l’union sacrée », fait taire les récriminations qui ne manquent jamais d’éclater en temps de paix devant la gabegie des gouvernements
(Chap. XII et XXVII)
Non bien sûr, seule une conception anthropomorphique qui projette sur la nature des intentions et une psychologie pourrait justifier une telle formulation, encore faudrait-il remarquer avec Alain que « cette planète ne nous a rien promis. Sur la pluie qui peut tomber en trois mois, rien n’a été réglé entre nous et elle. » Rien ne sert de grommeler ; il faut agir : faire une digue ou partir. Et, à bien y réfléchir, Alain souligne :« Que les choses ne nous veulent ni mal ni bien, et que si dangereuses soient-elles, on peut toujours compter sur elles,» (Chap. XXXVI) (la connaissance des lois de la nature permet d’anticiper les enchaînements naturels pour mieux s’en servir ou s’en préserver).
Lorsque les forces de la nature se déchaînent, il est faux de dire que l’eau ou le feu poursuivent les hommes, ce ne sont que lois et nécessités naturelles qui suivent leur cours. En revanche, à la guerre, la force ennemie poursuit l’adversaire et le harcèle jusqu’à épuisement. De là suit cette logique mortifère qui pousse à tenir des positions intenables, quel qu’en soit le coup humain, pour mieux démoraliser l’ennemi. On ne voit pas cette monstruosité de comportement lors des catastrophes naturelles : « Il n’y a pas d’homme assez fou pour tenir tête au feu et à l’eau avec l’idée de les décourager par cette invincible résolution » Or c’est précisément ce qui se passe toujours pendant la guerre et Alain tient à souligner que la guerre commence justement quand le bon sens et la prudence dicteraient d’abdiquer. Quand les hommes sont en guerre, ils se poursuivent les uns les autres et guettent les moindres signes de terreur et de fatigue chez l’autre pour redoubler leurs coups.
Méditez ces mots d’avocats « les intérêts transigent toujours ; les passions ne transigent jamais » : Il y a d’heureux arrangements, plus avantageux que les procès, dès que les intérêts jouent seuls, alors que le procès devient ruineux dès que la passion le pousse au-delà du raisonnable. La guerre que Clausewitz présente comme la continuation de la politique par d’autres moyens est le plus ruineux des moyens de traiter un conflit d’intérêts.
Et les fauteurs de guerres ne sont généralement pas ceux qui la font. Voir à ce propos le réquisitoire d’Henry Barbusse dans le Feu, Journal d’une escouade (page 317 –373)
( On parle du devoir militaire alors que tous sont contraints…)
« Le devoir suppose une délibération à part soi, dont tout dépend sans aucune contrainte. ». Or chacun sait que, pour le devoir militaire, la contrainte est brutale : les déserteurs sont fusillés.
En temps de guerre, lorsque la mobilisation est générale, un homme en âge de se battre ne peut choisir de s’engager ou non. « Tous sont forcés ; il y en a seulement un bon nombre qui court plus vite que le gendarme ne les pousse ». Si Alain admire la résignation et la bonne tenue de la plupart c’est sans se leurrer. Même l’enthousiasme de départ – excessif et fanfaron- est révélateur d’un engagement forcé. Le sacrifice volontaire est plus grave et silencieux.
« L’art militaire s’exerce au-delà de ce que l’homme peut vouloir ». Au moment où les forces humaines sont à bout, il faut marcher encore ; au moment où la position n’est plus tenable, il faut tenir encore. Dans ces hommes écrasés par des forces inexorables, il faut donc trouver le moyen de faire saillir les dernières convulsions qui donneront la victoire.(Chap.III Du commandement)
« Frappez, durcissez l’homme. Et ne laissez comme issu à son désir de vengeance que la haine de l’ennemi. Voilà comment par un travail de contrainte continuelle et une discipline inflexible on développe à coup sûr la valeur offensive d’une troupe ».
Le début du chapitre résume la leçon dans le raccourci d’une image :« Il faut battre le fer. Toute la force des coups de marteau se retrouve dans la barre. La trempe est [l’effet d’]une violence. C’est à peu près ainsi qu’on forge une armée ».
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La guerre prouve que ce sont les passions qui mènent le monde, et non pas la simple recherche de l’intérêt. L’homme est souvent prêt à tout sacrifier.
D’ailleurs « si on explique
la guerre par l’universel égoïsme, comment expliquera-t-on cet esprit
de sacrifice sans lequel la guerre ne commencerait
point ? » (Chap. XIX)
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« Les troupes couraient à découvert… les effectifs fondaient. Le général demandait des renforts afin de recommencer. Il recommença trois jours durant ; nul n’avait d’autre espoir que de bien mourir ».
La guerre institue un cérémonial de pur sacrifice auquel le combattant prend part. Il s’agit de prouver publiquement et solennellement qu’on sait mourir. L’honneur individuel, celui de la famille et celui du pays sont en jeu. La volonté de vaincre et même l’espoir de vaincre peuvent s’effacer devant cette volonté de vaincre en soi ce qui déshonore. La grandeur même de l’épreuve explique l’impatience de mourir … C’est le rôle des aînés ( puisqu’ils se lavent présentement les mains de ce sang versé), de faire en sorte que ces redoutables causes n’ait pas l’occasion d’agir en dénonçant les logiques de guerre.
« Nul n’est à l’abri de cet enthousiasme prodigieux qui fait qu’on veut marcher sans savoir jusqu’où, à la suite d’une troupe bien disciplinée et résolue. » … Ce n’est pas le seul cas où l’émotion collective produit le sens du sacré. Pour rendre compte de ce phénomène Alain s’est forgé une formule qu’il reprend souvent : « le Dieu naît de l’enthousiasme »; ce sentiment est proprement esthétique, et l’objet du culte n’est rien d’autre que l’action commune, réglée, rythmée et ressentie par toute la surface de notre corps. Dès lors, les idées de devoir et de sacrifice en sont illuminées et réchauffées et tous les médiocres soucis, tous les sentiments de faiblesse, toute crainte sont balayés. L’homme se sent et se perçoit avec les autres invincible et immortel. Voir l’analyse que l’éthologiste Konrad Lorenz donne de ce même phénomène dans l’Agression, une histoire naturelle du mal « Il n’y a qu’un remède à cette admiration totale, c’est d’être ailleurs et encore… rien qu’en n’y pensant j’en sens les effets »
Si on admet que le beau est ce qui met l’esprit des hommes en mouvement…alors il faut avouer que la chose militaire est proprement esthétique. Ainsi la mystique de la guerre née d’un spectacle produira-t-elle toujours les mêmes effets désastreux à moins que ne se mettent pas en place d’autres spectacles et réjouissances collectives.
Dans le Chapitre X intitulé Les règles du jeu, Alain rapporte la réaction scandalisée d’un journaliste faisant état d’un père de famille, deux fois cité pour son courage et qui fut fusillé pour s’être assoupi dans un abri alors qu’il aurait dû être à son poste. Pour Alain c’est moins cette condamnation qui est atroce et injustifiée que la guerre elle-même qui conduit par contre inexorablement à prendre de telles sanctions. Il rappelle que les fatigues infligées aux soldats sont telles que tous pourraient légitimement vouloir se reposer aux moments les plus périlleux du combat, sans parler de l’instinct de survie qui commande de se mettre à l’abri. Il faut donc qu’une menace effroyable, plus forte que la peur du combat et les pires fatigues, pousse le soldat à garder son poste. Sinon on verrait fondre les troupes comme neige au soleil. Mais l’orgueil militaire préfère parler d‘héroïsme et de lâcheté plutôt que d’avouer son terrible calcul qui accule les hommes à préférer mourir au front plutôt que sous le feu de la gendarmerie.
Plus
homme est jeune, plus il est prompt à courir au devant du malheur (Chap.
VII De l’irrésolution).
Alain ajoute que de toute façon il est clairement sous entendu que la hiérarchie finira par forcer ceux qui ne veulent pas consentir « Cette attente sûr d’elle-même est trop forte contre un cœur jeune…Il y a des questions qu’il ne faut pas poser à un homme de vingt ans »
« L’extrême malheur nettoie l’esprit de toutes ces méditations amères et sans effet qui sont le principal du malheur » les multiples servitudes du troufion le protège par une forme d’abrutissement qui l’empêche de redoubler son mal en y pensant. La discipline inflexible facilite la résignation et procure une forme d’égalité d’âme qui est rare dans la vie civile. (d’où paradoxalement une espèce de regret quand reviennent avec la paix et la liberté les « états d ‘âme »…)
Le « Machiavélisme militaire », qui connaît ce processus, souffle aux chefs une maxime impitoyable :
« Soyons très sévère, car ils ont beaucoup soufferts, et ils ne nous le pardonneront jamais s’ils ont le loisir de penser ». Alors les exercices et les sanctions se multiplient, ; la moindre liberté est pourchassée.
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La fraude des souvenirs de guerre.
Alain ne s’attache pas ici à dénoncer les fanfaronnades
des lâches qui, après coups, s’inventent des actions glorieuses. Il y
aura toujours de ces Falstaff .
Et Shakespeare a magistralement présenté cette faiblesse
humaine.
Alain s’intéresse aux différents mécanismes qui altèrent et falsifient le souvenir même chez soldats les plus francs. Tout se passe comme si la réalité du mal de la guerre se dérobait essentiellement au souvenir. Alain propose un certain nombre d’explications à ce phénomène de falsification du mal.
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D’abord le décalage temporel entre l’expérience
de l’horreur et le moment du récit. Ce n’est pas
dans l’horreur de la mitraille que l’on raconte son combat : le contraste
entre les dangers de la guerre et la sécurité présente de celui qui raconte
ses souvenirs de guerre « contribue à réjouir l’homme dans le moment
même où il pense aux heures les plus amères ». Le sentiment d’en
être revenu vivant colore le récit (même le plus désabusé) d’une pointe
de fierté et de joie qui provoque l’envie (et jette volontiers les plus
jeunes dans la bataille car ils espèrent connaître eux aussi de tels moments).
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« Si simplement qu’on parle de la guerre,
on l’orne trop, et les enfants qui nous écoutent ont toujours trop d’envie
de la faire. Il vaut mieux n’en point parler. »
chap XI |
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Une forme de pudeur et de force d’âme (page 634) |
« Il y a deux guerres, celle qu’on fait et celle qu’on dit, et qui n’ont presque rien de commun » (Chap XXXVIII De la rhétorique) Cet hiatus se retrouve dans le discours des troufions comme dans celui des officiers quoique sous des manifestations différentes :
Pour les officiers « les soldats font leur métier » ;
quel doux euphémisme !
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La réalité du mal qu’est la guerre se dérobe aussi au souvenir de l’homme de troupe : « dès qu’on est délivré de grands maux on s’applique à les oublier ou pour mieux dire, peut-être, on n’arrive pas à les faire revivre… Nietzsche dans la seconde dissertation de la Généalogie de la morale parle de la fonction de cicatrisation et de digestion assumée par l’oubli (voir la même intuition dans Le Feu d’Henri Barbusse) Et le proverbe dit bien « le danger passé, adieu le saint. » |
A la guerre, qu’as tu appris?
« J’ai appris que tout pouvoir pense continuellement à se conserver, à s’étendre, et que cette passion de gouverner est sans doute la source de tous les maux humains… Selon mon opinion tous les sentiments guerriers viennent d’ambition, non de haine… Tout pouvoir aime la guerre, la cherche et la prolonge par un instinct sûr… » Chap. XXXVI
La guerre légitime un embrigadement de toute la population et un contrôle total dont les « âmes tyranniques » ne peuvent que rêver en temps de paix ( couvre-feu, poste-frontière, laisser-passer).
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La guerre comme punition divine
Dans le chapitre XLIX, Monsieur l’aumônier Alain recense les arguments les plus récurrents des discours « religieux » qui justifient la guerre. « Il y a un certain esprit religieux qui n’est pas le meilleur, et qui s’accorde avec la guerre par le dessous… »
D’abord parce que selon la Genèse l’homme est coupable
et en conséquence, mérite les épreuves les plus dures.
Ensuite, parce que l’impénétrable justice
de Dieu, peut toujours être alléguée quand l’innocent paie pour le coupable.
Voir les objections de Paul Ricoeur dans
le mal |
L’âme maigrit et grossit selon le flux et le reflux des moyens ( l’alcool le vin, les quartiers de bœuf). Voir une illustration de ce phénomène dans les Mémoires d’un rat de Pierre Chaine. Alain déplore que, dans la guerre, l’homme se voit conduit par des circonstances extérieures. (Chap. XI) Il n’a jamais le sentiment d’exercer sa liberté.
La colère, fille de la peur, n’attend pas l’ennemi pour combattre. Alain cite un conférencier timide qui pour prendre courage « parlait furieusement sur l’orthographe ». Ainsi la violence s’exerce-t-elle d’abord contre elle-même, ce qui permet de penser qu’à la guerre l’ennemi n’est en vérité qu’un prétexte pour se nuire à soi-même. Pour Alain, « Qui veut la guerre est en guerre avec soi »..