![]() |
Dans la solitude des champs de coton
Bernard Maria Koltès
( Les Editions de Minuit 1986) |
La pièce commence par un malentendu, qui ne sera pas dissipé, entre "dealer" et « client » ( désignation de l’auteur que le second personnage ne semble pas accepter…)
L’un (le dealer) veut croire, ou faire croire que la présence de l'autre dans la rue à cette heure tardive est en soi l'aveu d'un désir. | |
L’autre (qui ne veut pas passer pour un client) revendique l'ingéniosité de son trajet nocturne : la liberté de passer simplement par là, et d'aller plus loin sans égard à ce que d'autres peuvent proposer. |
Le regard plein de sous-entendus du dealer est vécue par le promeneur comme une souillure :" sachez que ce qui me répugne le plus au monde c’est le regard de celui qui vous présume plein de plaisirs illicites et familier d'en avoir."
C'est l'occasion de superbes mises au point sur le regard.
Page 22 : " Si toutefois je l’ai fait, sachez que j'aurai désiré ne pas vous avoir regardé. Le regard se promène et se pose et croit être en terrain neutre et libre, comme une abeille dans un champ de fleurs, comme le museau d'une vache dans l'espace clôturé d'une prairie. Mais que faire de son regard? Regarder vers le ciel me rend nostalgique et fixer le sol m’attriste…;[regarder derrière soi n'est pas plus satisfaisant]... Alors il faut bien regarder devant soi à sa hauteur… » On finit toujours fatalement par tomber sur quelqu’un…
-La logique de l'intimidation et de la force empreinte le chemin de l'analyse de l’état de nature selon Hobbes Le mal naît de sa propre possibilité. C'est la possibilité que je sois victime d'une agression qui fait de moi par avance un agresseur, je prends les devants :
« Dans l'obscurité il y a une règle qui veut qu’entre deux hommes qui se rencontrent, il faille toujours choisir d'être celui qui attaque le premier »
La prose poétique de Koltès campe magistralement l'atmosphère trouble des rues désertées par la légalité, ces moments d'incertitude où les hommes se croisent et peuvent à tout instant se déchaîner comme des bêtes seulement par peur, par peur de l'autre et de sa peur :
Mais dans la pièce l’affrontement reste seulement verbal : les deux hommes se tiennent à distance par la force des mots dans une défiance réciproque face à l'inconnu qu’ est l'autre. Paradoxalement, et contrairement à l’analyse Hobbienne, c'est la défiance réciproque qui maintient, avec la crainte, un semblant de paix. ( alors que chez Hobbes la paix entre les individus s’instaure par la médiation d’un tiers ( le souverain) à qui chacun a remis son pouvoir pour ne plus être justement une menace pour les autres).
Page30 : S'il n'y avait que la stricte évaluation des forces « le monde se diviserait très simplement entre les brutes et les demoiselles » (terme générique servant à désigner les plus faibles musculairement) mais ce qui les maintient à distance « c'est le mystère infini et l'infinie étrangeté des armes ». Les brutes craignent les petites bombes lacrymogènes que portent les demoiselles et Koltès s’étonne de l ’ inversion symbolique par laquelle de frêles jeunes femmes se font craindre de brutes épaisses parce qu'elles sont capables de les faire pleurer.
« …On n’inflige que les souffrances que l’on peut soi-même supporter. …on ne craint que les souffrances que l’on n'est pas soi-même capable d'infliger. »
![]() |
La logique de la défiance a d'autres effets plus
pervers: elle ruine les chances de satisfaction du désir. Le désir
d'un homme est son point de vulnérabilité, une blessure qui suinte,
il ne l’avouera pas au premier venu; non seulement par pudeur, mais
parce qu'il ne veut pas voir son désir étalé pour rien " comme
le sang répandu en terre étrangère ".page 32
Le dealer (comme le vendeur) oblige le désir de
l'acheteur à se nommer.
|
LA LOGIQUE DE LA SEDUCTION
La logique de séduction est au cœur du commerce
Le vendeur et l'acheteur forment un couple au sens propre : l’un est indispensable à l'autre puisque tous deux sont traversés par le désir de l'autre. Le vendeur est sensé détenir ce que l’acheteur désire. Mais le vendeur désire aussi ! Il veut vendre et donc que l'autre achète.. Il n'y a donc aucune inégalité entre le demandeur et le vendeur mais il y a bien une complémentarité. L'acheteur ne doit pas se sentir plus dépendant du vendeur que le vendeur ne l’est lui-même vis-à-vis de l'acheteur :
« il ne faut pas se sentir blessé de l’apparente injustice qu'il y a à être le demandeur face à celui qui propose » page 11
« La frontière entre le vendeur et l'acheteur est incertaine » l’un est le « creux », l'autre « la saillie avec moins d'injustices encore qu'il y a à être mâle ou femelle parmi les hommes et les animaux ». page12
Mais il y a un décalage et même une supériorité de l'acheteur sur le vendeur. Celui-là a le pouvoir de refuser ce qu'on lui propose (même si c’est l'objet secret de son désir) ; l’acheteur peut toujours en ce sens humilier le vendeur. Koltès, par la bouche du dealer, souligne que l'acheteur aime acquérir mais encore plus jouir du sentiment de sa liberté en n’acquérant pas et en refusant au vendeur le plaisir de vendre.
Le vendeur lui a concédé patience et attention ; il a écouté les propos de l'acheteur, il a lu dans ses attentes, il ne s'est pas économisé pour le satisfaire
« le bon vendeur tâche de dire ce que l'acheteur veut entendre et pour tâcher de le deviner, il lui faut le lécher un peu pour en connaître le odeur » page 47
Cette attention doit se payer et se paye effectivement quand l'atmosphère, de légère et badine, se fait épaisse et lourde de reproche : le vendeur fait ses comptes et déçu, devient agressif pour se payer de ses efforts infructueux. Mais ce qui s’avoue dans les interlignes, c'est que le plus douloureux est ailleurs: dans la rencontre loupée.
![]() |
Le client: | " des désirs j'en avais, ils sont tombés autour de vous, on les a piétinés .Il vous aurait suffi de vous baisser pour les ramasser mais vous les avez laissés rouler dans le caniveau…."(page 51) |
le dealer: | … « la seule et vraie cruauté n'est pas celle d'un homme qui en blesse un autre… la vraie et terrible cruauté est celle de l 'homme qui rend l'homme inachevé, qui l'interrompt comme des points de suspension au milieu d'une phrase, qui se détourne de lui après l'avoir regardé, qui fait de l'homme une erreur du regard, une erreur du jugement, une erreur, comme une lettre qu'on a commencée et qu'on froisse brutalement juste après avoir écrit la date. »(page 31) |
L’homme a besoin de l'homme, du regard de l'autre et de son désir. Rien n'est plus douloureux que de devoir s'avouer l'échec d'une rencontre : on avait cru être fait l'un pour l'autre ( un ami, un amour, un partenaire) et on s'éloigne plein de dépit, la rancœur au ventre d'avoir été méconnu, floué par l'autre.
Deux hommes qui se croisent n’ont pas d'autre choix que de « se frapper avec la violence de l’ennemi ou la douceur de la fraternité ».page 47 Mais la douceur des caresses est encore une arme : | |
1) d’abord elle désappointe : « Tout geste que je prends comme un coup s’achève comme une caresse. C'est inquiétant d'être caressé quand on devrait être battu » page39 | |
2) elle piège, elle force l'autre au dévoilement, à la confidence, qui sont autant de manières de faire baisser la garde. |
" Les souvenirs sont des armes secrètes que l'homme garde sur lui lorsqu'il est dépouillé. C'est la dernière franchise qui oblige l’autre à se dévoiler en retour » page 48
Ainsi la règle veut-elle " qu'un homme qui en rencontre un autre finisse toujours par lui taper sur l’épaule en lui parlant de femmes... La règle veut que le souvenir de la femme serve de dernier recours aux combattants fatigués" page 45.