Fresque de Domenico di Bartolo, Salle des Nourrices, Hopital 
  Santa Maria della Scala, 1443, Sienne

Ethique et infini

(1981), la responsabilité pour autrui

Emmanuel Lévinas

Introduction :

Dans la sphère affective on comprend qu’un individu ressente envers les siens  une responsabilité qui lui incombe personnellement « C’est ma mère, mon Frère, mon  meilleur ami, c’est mon devoir que de les aider… » Mais Lévinas étend  à tout homme le devoir de responsabilité que chacun admet  envers ces proches. Qu’est ce qui justifie une telle extravagance ?

Lévinas entend rester fidèle à une expérience fondamentale, celle qui nous saisit lorsque nous ressentons( ne serait-ce que fugitivement),  le dénuement et l’extrême vulnérabilité d’un visage.

Cette vulnérabilité nous prend en otage,  malgré-nous  nous nous sentons  responsable. Chez Lévinas la morale ( ce qu’il appelle aussi l’éthique) est philosophie première ce qui signifie que toute sa conception du sujet et du rapport au monde dépend de cette expérience fondamentale.

Explication :

Traditionnellement, dans les autres systèmes philosophiques, la morale est déduite d’une ontologie, on définit la nature du sujet et du monde et on en déduit des règles de comportement. Chez Lévinas la morale est philosophie première. La morale ne vient pas  ensuite discipliner un sujet préalablement défini,  la subjectivité se définit comme accueil de l’altérité : « le sujet est un hôte ». La morale n’est pas un contrôle que la raison exerce sur la sensibilité, c’est un événement de la sensibilité. La morale n’est pas de l’ordre d’un devoir-être, c’est un fait, un traumatisme (celui que produit la rencontre du visage d’autrui )

Chez Lévinas rien ne précède l’éthique, elle est à l’origine même de la philosophie, de l’étonnement philosophique.

« Le sujet est un hôte »

La formule est à la fois simple et puissante

Tout en gardant les vieux mots de la langue courante Lévinas renouvelle toute la conception de la subjectivité

Dans la conception de Lévinas il n’y a pas un sujet qui peut ou non être hospitalier ; l’accueil de l’autre est ce qui définit la subjectivité. En tant que sujet l’individu est quelqu’un qui est ouvert à un autre plus grand que lui, qui l’envahit au-delà de ses propres limites.

 Toute la  conception de Lévinas découle d’une expérience fondamentale : celle de la vulnérabilité de l’autre et solidairement celle du  sentiment de ma responsabilité envers lui.

 Cette double évidence Lévinas la nomme : l’expérience du visage

 Le visage de l’autre m’investit de responsabilité par sa vulnérabilité même, je me sens responsable comme malgré moi, et  cette charge est mon identité inaliénable de sujet :  personne ne saurait me remplacer.

On a souvent glosé sur le caractère excessif de cette conception de la responsabilité. Lévinas l’assume, l’éthique  est une exigence infinie,  il parle d’exigence de sainteté.

(Détail) Fresque de Domenico di Bartolo, Salle des Pélerins , Hopital 
  Santa Maria della Scala, 1443, Sienne
Les rencontres ratées

Il y a différentes façons de louper l’expérience de  l’altérité dans le contact avec les autres hommes.

Lévinas les recense, et explique à chaque fois les causes du « ratage » :

La connaissance procède par réduction de la différence

Connaître c ‘est toujours prétendre reconnaître pour s’y reconnaître ; le moi ne sort pas de lui-même pour se laisser envahir par l’inconnu. Dans l’acte de connaissance, il ne recherche qu’à se retrouver lui-même. L’objet qu’il pose d’abord comme extérieur à lui, il veut le totaliser, le maîtriser. Lévinas retrouve les analyses de Nietzsche et de Bergson : l’instinct de connaissance procède de l’instinct d’appropriation et de conquête (Voyez l’attitude des hommes du XXème siècle dans  20001, L’odyssée de l’espace) La connaissance opère par réduction et assimilation de l’inconnu au connu.

  Pour Lévinas le solipsisme du sujet connaissant ]est la structure même de la raison. Lévinas   prend le contre pied des analyses de  Husserl et de Sartre sur ce point. Le moi a tendance à étendre partout son identité. Tout ce qui est pour lui n’existe qu ‘à partir de lui -même et ne correspond qu’à l’extension de ses identifications. En ce sens il n’y a pas de place pour l’altérité radicale dans le champ de la connaissance et de l’action. Pour Lévinas tout le champ de l’Etre, (tel qu’il est appréhendé par la connaissance et l’action)  est absence d’altérité.

Le besoin procède aussi par appropriation réductrice et identification

A chaque fois que le rapport à l’autre est vécu sous de mode du manque l’autre n’est visée que comme moyen de satisfaction d’un manque préalablement défini. Par exemple dans l’amour possessif l’autre n’est pas aimé pour lui-même, mes propres insuffisances et mes fantasmes projettent sur lui de quoi se satisfaire ; je m’intéresse à l’autre à partir de mes manques. La  recherche de la complétude est l’expression d’un égoïsme fondamentale,  Il n’y a pas de véritable ouverture à l’autre. L’autre est identifié comme  moyen de rétablir la tranquillité du moi ; l’épreuve du manque cherche à se résorber dans le retour  à soi et le sentiment de  complétude.

( NB Lévinas distinguera le besoin du désir -pour une analyse fidèle du désir comme ouverture au mystère de l’autre, voyez le beau travail de vulgarisation d’Alain Finkielkraut dan La Sagesse de l’Amour)

Le pouvoir (le rapport de commandement et de domination) est aussi réducteur des différences «  Pouvoir c’est toujours faire l’autre à son image » Voyez Pascal qui définit la tyrannie comme de désir de domination universelle et sans ordre c’est à dire sans  reconnaissance des différences de registres entre la force, le savoir, la beauté et les attraits érotiques  «  Exemple de propos faux et tyrannique «  Je suis le plus fort donc j’ai raison et je serais aimé (  Dans Britannicus Racine ménage un beau démenti à cette illusion de Néron). 

Donc ce n’est ni dans le rapport de pouvoir, ni dans l’acte de connaissance ni dans l’expérience du manque que s’éprouve  l’altérité d’autrui.

La rencontre d’autrui relève d’un autre ordre de relation.

L’expérience de l’altérité est celle de la vulnérabilité de l’autre homme et solidairement du sentiment de ma responsabilité envers lui.

Cette double évidence Lévinas la nomme : l’expérience du visage

(Détail) Fresque de Domenico di Bartolo, Salle des Pélerins , Hopital 
  Santa Maria della Scala, 1443, Sienne L’expérience du visage

Précision sur le visage : cette expression désigne toute partie de chair où autrui apparaît  comme vulnérable et exposé à la violence, la nuque appartient au visage

Le rencontre de l’autre en tant q’autre s’opère quand je saisi s le visage dans sa nudité essentielle  au- delà de ses attraits éventuels ou particularités

 «  C’est lorsque vous  voyez un nez, des yeux, un front, un menton, et que vous pouvez les décrire que vous vous tournez vers autrui comme vers un objet. La meilleure manière de rencontrer autrui, c’est de ne même pas regarder la couleur de ses yeux »

Quand on observe la couleur des yeux, on n’est pas en relation sociale avec autrui   Ethique et infini P. 89

Accès au visage  en tant que visage est d’emblée éthique il y a un dépassement de l’acte perceptif. Je ne me contente pas de regarder le visage de l’autre homme, je me sens responsable de lui , obligé par  son dénuement, la nudité essentielle de son visage exposé à toutes les violences.

« La peau du visage est celle qui reste la plus nue, … bien que d’une nudité descente. Il y a dans le visage une exposition sans défense. Une pauvreté essentielle …La preuve en est qu’on essaie de masquer cette pauvreté en se donnant des poses, une contenance. » 90

NB nudité Ce n’est pas parce qu’un cops est sans sous vêtements qu’il est nu. On peut être nu tout en étant encore paré. Il y a dénuement au sens de Lévinas lorsqu’il y a révélation de vulnérabilité.

Le visage est à la fois, par son évidence de vulnérabilité, appel au meurtre et injonction de ne pas tuer

 Précision sur le meurtre : c’est une volonté de négation absolue

Cette volonté ne peut s’éveiller que vis à vis de ce qui échappe toujours

Il faut en ce sens distinguer le désir de tuer un animal et le désir de meurtre (le meurtre d’autrui  est en même temps l’aveu qu’autrui nous  échappe irrémédiablement (puisqu’il faut le tuer pour en finir) C’est l ‘aveu d’impuissance fondamentale

Lévinas pointe cette dialectique et souligne qu’au cœur du meurtre il y a l’expérience de ce qui fonde aussi l’interdiction du meurtre

 («  le meurtre, il est vrai est un fait banal : on peut tuer autrui ;l’exigence éthique n’est pas une nécessité ontologique. L’interdiction de tuer ne rend pas le meurtre impossible, même si l’autorité de l’interdit se maintient dans la mauvaise conscience du mal accompli » .91)

Le visage est littéralement désarmant

Il est un appel, une demande qui est un ordre ( comme on dit à quelqu’un « qu’on le demande, »

Le visage parle il dit l’interdit du meurtre et le devoir de responsabilité

ET Lévinas souligne qu’il est difficile de se taire en présence de quelqu’un ( « Il faut parler de quelque chose, de la pluie du beau temps, peu importe, mais parler, répondre  (à cette présence vivante ) Lévinas souligne que symboliquement  répondre à l’autre homme c’est déjà répondre de lui , le prendre en charge-

(Détail) Fresque de Domenico di Bartolo, Salle des Pélerins , Hopital 
  Santa Maria della Scala, 1443, Sienne  Une éthique sans liberté 

 Le responsabilité dépossède le moi de sa souveraineté

Le rapport à autrui  destitue l’homme de sa liberté.

Je ne suis pas libre ou non de répondre à cet appel ; je ressens fondamentalement cette responsabilité. J’y suis obligé.

Pour Lévinas, si l’Ethique est fondée sur une libre décision elle est  un lieu de plus où règne le moi et ses modes d’appropriation du monde.
par contre si le ressort de l’éthique est un appel et une obligation fondamentale, le moi perd en autonomie et fait l’expérience de quelque chose qui lui vient d’au-delà de lui-même et qui lui résiste.

Le responsabilité pour autrui n’est pas une responsabilité que je prends à son égard.

Elle se situe en deçà de toute liberté. Je fais l’épreuve de cette responsabilité avant d’avoir pu la décider, elle s’impose à moi. Là est l’expérience de la présence d’autrui. Autrui ne se distingue pas chez Lévinas de cette expérience fondamentale de ma responsabilité envers lui.

Le face à face est de nature essentiellement dissymétrique : je suis otage

Le responsabilité envers autrui me prend en otage, l’autre est d’emblée placer plus haut que moi , ma responsabilité envers lui m’accable même si je fais tout pour me raisonner et retrouver ma maîtrise par des arguments qui veulent calmer mon scrupule « ce n’est pas ton affaire…. » ;  «Il y a des gens payés pour s’occuper de ces malheureux… », où encore,  « ce sont tous des faignants, des bons-à -rien »

  S ‘éprouver sujet et irremplaçable dans l ‘épreuve de la responsabilité

Cette passivité absolue du sujet qui éprouve sa responsabilité envers autrui est ce qui ouvre le moi sur un autre que lui

 Le moi sort de sa solitude princière mais, en même temps, c’est dans le sentiment de responsabilité envers autrui que le moi  se sent irremplaçable.

Personne ne saurait le remplacer, cette responsabilité envers et pour autrui est sa suprême dignité de sujet

Je suis unique en tant que responsable, là est mon identité inaliénable de sujet « ma responsabilité est incessible personne ne saurait me remplacer La responsabilité est ce qui exclusivement  m’incombe  et que humainement je ne peux refuser. Je suis sujet dans la mesure où je suis responsable. Je puis me substituer à tous mais nul ne peut se substituer à moi. Cf Dostoïevski    « Nous sommes  tous responsables de tout et de tous devant tous et moi plus que tous  les autres »p.107

 Il y a un infini de l’exigence éthique,  une disproportion, elle est insatiable, elle comprend une exigence de sainteté ; « Personne ne peut dire j’ai fait tout mon devoir sauf l’hypocrite » p. 112