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L’agression, une histoire naturelle du mal
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Plan de notre présentation :
Notre pagination renvoie à l’édition de poche parue
dans la collection Champs chez Flammarion
L’état de nature : la lutte sélective pour l’existence
L’agressivité des poissons coralliens
Chapitre III « A quoi le mal est-il bon ? »
Le bouc émissaire comme processus naturel de réorientation de l’agression
Chez les animaux, l’agression intra spécifique n’est pas meurtrière
Retour sur le cas de l’homme
Les risques naturels d’embrigadement
Dénonciation de l’influence pernicieuse des valeurs guerrières
Connaître les mécanismes de la colère pour mieux les maîtriser
Les remèdes : amitiés internationales, sport et humour.
En général l’homme civilisé ne fait connaissance avec l’agression que lorsque
deux individus en viennent aux mains ou que des animaux domestiquent se battent ;
il n’en voit que les effets pervers et un peu de recul montre « l’escalade
effrayante » qui va de deux coqs se disputant sur un tas de fumier , jusqu’à
la guerre qui ensanglante les pays et menace la planète par bombes atomiques
interposées.
«Nous avons de bonnes raisons
de considérer l’agression intra- espèce, dans la situation culturelle historique
et technologique actuelle, comme le plus grave de tous les dangers de l’humanité. Mais
notre chance d’y faire face ne s’améliore guère, si nous l’acceptons comme quelque
chose de métaphysique et d’inéluctable. Il vaut mieux suivre l’enchaînement
des causes naturelles. Car c’est toujours grâce à la compréhension de cet enchaînement
des causes naturelles que l’homme a pu maîtriser les phénomènes naturels »page 36
L’état de nature : la lutte sélective pour l’existence
Dans la nature, la guerre est omniprésente. Les comportements
et les armes, offensives ou défensives, mises à son service ont atteint une
telle perfection qu’il semble naturel de les attribuer à la pression de la sélection
naturelle agissant dans l’intérêt de chaque espèce. Mais Konrad Lorenz souligne
aussitôt qu’il n’y a pas une guerre de tous contre tous. Jamais on ne
verra à l’état naturel un tigre se battre avec un python ou un crocodile ;
aucun d’eux n’est un concurrent pour les intérêts vitaux de l’autre. L’expression
de lutte pour l’existence est donc mal appropriée puisqu’elle laisse à penser
une lutte générale entre espèces différentes alors qu’il n’y a que deux types
combats:
Or le premier constat important est que l’attaque
de la proie par le prédateur ne peut être considérée comme un combat au sens
propre Certes le mouvement par lequel le lion se saisit d’une antilope est
le même que celui par lequel il domine un rival, mais les motifs qui sous-tendent
ces mouvements sont différents, et jusqu’à l’expression de l’animal. De
nombreuses photos montrent sans ambiguïté qu’en attaquant ainsi, il n’exprime
aucune agressivité envers sa proie. Il ne grogne pas ni ne rabaisse ses
oreilles, sauf s’il a choisi une proie capable de se défendre âprement. Le phénomène
s’observe aussi chez le chien de chasse qui se jette sur le lapin avec la même
allégresse que celle avec laquelle il accueille son maître (sentiment –remarque
K Lorenz- qui n’est pas si éloigné de celui qui nous prend quand nous découvrons
une dinde dans le réfrigérateur…
Plus proche de l’agression est la contre offensive
de l’animal attaqué
quand il peut inverser la situation et harceler son prédateur naturel. Ainsi
« les corneilles et autres oiseaux se regroupent-elles pour harceler les
grands ducs et autres prédateurs nocturnes lorsqu’ils les rencontrent de jour ;
ils espèrent les éloigner suffisamment de leur territoire pour qu’ils chassent
ailleurs. De mêmes, les bovins et les porcs domestiques ont gardé, inscrite
dans leurs gènes l’aptitude à se grouper pour faire front contre le loup. Konrad
Lorenz rapporte plusieurs expériences ; où un jeune chien, trop peureux
pour aboyer et contre-attaquer le groupe qui fait front, se réfugie dans les
jambes de son maître et le met ainsi en danger ( du moins si le maître ne trouve
pas moyen de se mettre à l’abri). page 34
Un autre type de comportement combatif est la réaction critique,
en Anglais, « fighting like a cornered rat » : il
s’agit d’une lutte désespérée. Le combattant, sachant qu’il ne peut fuir et
n’escomptant aucune pitié de l’adversaire, utilise toutes ses forces.
(Konrad Lorenz remarque que les dompteurs de fauve
travaillent précisément à la limite de cette zone critique. Pour que le fauve
obtempère il doit être gêné mais sans se sentir pour autant véritablement acculé
et brimé ; sinon c’est l’attaque ! K. Lorenz cite les travaux de H Hediger)
Tous les cas de combats précédemment décrits entrent
dans le jeu de la sélection naturelle. Il doit en être de même dans les
cas d’agression intra spécifique qui est cette fois une « agression »
au sens propre. La question devient donc : « Comment l’agression
contre des congénères peut contribuer à la conservation de l’espèce alors qu’elle
paraît être directement contraire à celle-ci ? ».
Chap. I « Prologue dans la mer »
Le traité s’ouvre sur une exploration sous-marine digne du « Grand Bleu ».
En 1969 la plongée en apnée ne connaissait pas l’engouement d’aujourd’hui et
l’auteur, souligne le bonheur que recèle cet art simple…
Premier objet d’études : L’agressivité des poissons coralliens – poissons
aux couleurs très vives, qu’il nomme pour cette raison « couleurs d’affiche » !
Chap. II L’agressivité
des poissons coralliens
Une première conclusion est tirée
tant des expériences en aquarium que des observations en pleine mer : Les
poissons très colorés sont beaucoup plus agressifs envers leurs propres congénères
qu’envers n’importe quelle autre espèce de poisson (page 26)et quand ils
manquent de congénères pour défouler leur agressivité, ils attaquent une espèce
de couleur semblable ou une espèce apparentée. Cette agressivité intraspécifique
va de pair avec des habitudes de vie sédentaire ce qui permet de comprendre
que les couleurs vives qu’ils arborent remplissent une fonction dans l’intérêt
de l’espèce puisqu’elles signalent de loin leur présence à leurs congénères.
Il existe donc une corrélation étroite entre la coloration, l’agressivité et
l’attachement au territoire.
A contrario on voit que les poisons beaucoup plus ternes sont plus pacifiques
avec leur congénère.
Les poissons d’eaux douces, eux, n’arborent de couleurs que de façon éphémère
au temps des amours ou dans l’excitation des combats, cette splendeur disparaît
avec l’émotion qui l’a fait naître surtout lorsque celle-ci est remplacée par
une émotion contraire comme la peur : le poisson revêt alors l’équivalent
biologique d’une tenue de camouflage.
Les vives couleurs des poissons coralliens sont donc comparables au chant du
rossignol qui signale ainsi de loin à tous ses congénères qu’un territoire a
trouvé un propriétaire prêt à le défendre
Chapitre III A quoi le mal est-il bon ?
Le chapitre III après avoir résumé les acquis de
la révolution darwinienne présente les trois fonctions
du comportement agressif.
1)Assurer la répartition des individus d’une même espèce
sur tout l’espace disponible ;
2)Opérer la sélection entre rivaux par le combat ;
3)Assurer la défense de la progéniture.
1)Assurer la répartition régulière des individus d’une
même espèce sur tout l’espace disponible
La répugnance extrême que certains animaux éprouvent envers
les individus de leur espèce assure une répartition optimum de l’espace disponible.
Pour expliquer ce phénomène, Konrad Lorenz prend l’exemple des professions de
concurrentielles. Le médecin coexiste sans problème avec le mécanicien ou le
boulanger, mais ne voit pas sans un sentiment d’hostilité un autre médecin,
de même spécialité que lui, s’installer dans la même rue ! (page 37)
Leyhaussen et Wolf ont montré que la répartition
dans un biotope pouvait se faire selon des paramètres temporaires ou spatiaux :
de même que des ménagères peuvent se servir en commun du même ustensile (machine
à laver) sans se quereller si un roulement s’établit, de même les chats domestiques
peuvent-ils chasser sur le même territoire sans conflit pourvu que ce soit à
des moments différents ; chacun marque donc le territoire de son odeur
et selon que la trace odorante est fraîche ou non, l’intrus changera d’itinéraire
ou risquera le combat en connaissance de cause.
La combativité de l’animal atteint son maximum dans le lieu qui lui est le plus
familier parce que son agressivité est moins contrariée par la tendance à la
fuite. Plus il s’éloigne de son « quartier général », et plus le milieu
devient étranger et potentiellement hostile pour l’animal - son agressivité
diminue alors en proportion de son inquiétude.
Ce renversement permet un processus de régulation.
Lorsque le combat terminé, le vaincu prend la fuite, il y a ce que Lorenz appelle
un processus d’oscillation : finalement celui qui vient de fuir à
l’instant fait front et attaque le précédent vainqueur ; le manège peut
continuer longtemps jusqu’à ce que les deux adversaires renoncent à s’attaquer ;
c’est là que s’établit la frontière entre leurs deux territoires, cette « frontière
exclusivement déterminée par un équilibre des forces », est donc éminemment
évolutive. Pour illustrer ce processus, Julian Huxley utilisait un phénomène
physique : deux ballons, confinés dans un même récipient fermé, empiètent
plus ou moins l’un sur l’autre en fonction de la pression intérieure de chacun.
C’est dire que l’agressivité tempérée par la peur permet une
répartition finalement équitable du territoire entre les membres d’une même
espèce de sorte que l’ensemble en profite.
2)Opérer la sélection entre rivaux par le combat
Darwin avait déjà compris qu’il est toujours avantageux pour le devenir d’une
espèce que le plus fort de deux rivaux conquière le territoire ou la femelle
convoité. Car cette sélection par le combat des mâles assure la reproduction
des individus temporairement les plus vigoureux, ce qui renforce l’espèce.
3)Assurer la défense de la progéniture.
Dans beaucoup d’espèces où seulement l’un des deux parents prend soin des petits,
c’est seulement ce sexe-là qui manifeste de l’agressivité envers les congénères.
Les chapitres suivants montrent le rôle de l’agression dans le « grand
orchestre des pulsions » : elle agit comme moteur et motivation
dans des comportements qui n’ont à première vue rien à voir avec elle :
« une bonne dose d’agression entre précisément dans les liens les plus
intimes et les plus personnels qui puissent exister entre les vivants ».
Pas de liens personnels sans agressivité
Certains animaux vivent en bandes compactes sans qu’apparaissent jamais de comportements
agressifs entre eux ( poissons vivant en ban). Mais cette solidarité est
totalement anonyme : on ne rencontre aucun cas de lien unissant singulièrement
deux individus. Par contre toutes les espèces qui développent des liens de fidélité
entre partenaires, des attentions privilégiées envers les petits du couple et
même des liens affectifs individualisés entre amis sont des espèces dont l’agressivité
intraspécifique est aussi très développée ( voir l’ étude de cas d’homosexualité
chez les Jars (page193 )
K Loren a étudié le cérémonial de triomphe du jar devant l’oie et les parades
de nombreux autres animaux devant leur femelle. Il y voit le reliquat ritualisé
d’un comportement d’agression : le sens de ces parades est toujours le même :
il s’agit pour le mâle de rappeler sa puissance offensive en même temps qu’il
rassure sa partenaire sur ses intentions envers elle « je suis grand et
terrible mais pas contre toi, non, contre l’autre, cet autre-là. ».
Le
bouc émissaire comme
processus naturel de réorientation de l’agression envers le proche.
Des études montrent comment les processus de sélection naturelle chez les vertébrés
ont favorisé le mécanisme du bouc émissaire afin de protéger le partenaire en
détournant l’agressivité sur un congénère étranger ( page 169).
Quelques jolis exemples :
Page 168. Voir la métamorphose de
la timide femelle Cichlide en mégère et les tribulations de son mari qui
réoriente son agressivité sur les voisins.
Des expériences en aquarium ont par d’ailleurs montré qu’en l’absence de congénères
étrangers, le mâle satisfait très réellement son agressivité sur la femelle
et la déchiquette. Le seul moyen d’assurer la paix du couple est de diviser
l’aquarium par une vitre et de placer en vis-à-vis un autre couple comme cible
d’agressivité du premier.( à moins, de sacrifier volontairement un poison de
la même espèce comme souffre-douleur du couple !) Voir aussi page 60.
Avec beaucoup d’ironie, K Lorenz rappelle alors des phénomènes humains comparables et
cite les crises de colère de sa vieille tante (une veuve qui vivait seule avec
sa bonne et la persécutait d’autant mieux qu’elles étaient devenues plus intimes,
jusqu’à ce que la vieille Dame se sépare d’elle pour recommencer le même processus
avec une autre. Voir pour une illustration contemporaine le film Tatie Danielle
d’Etienne Chatilez (1990).
Des études de psychologie montrent que la baisse de tolérance envers les proches
est proportionnelle à l’isolement du groupe et l’intimité forcée qui lie les
individus.
K. Lorenz rapporte son propre vécu en camp de prisonniers ainsi que les phénomènes
connus sous le nom de « Mal du bled » ou « Folie de l’explorateur ».
A chaque fois, dans ces situations d’enfermement, « on réagit contre
les plus petits mouvements de nos meilleurs amis, (leur façon de se racler la
gorge ou de se moucher) comme si l’on avait reçu une gifle d’une brute ivre. »
page 61.
K Lorenz précise que repérer et comprendre ce mécanisme d’irritation n’en adoucit
pas la souffrance. La seule issue serait de quitter les lieux, d’extérioriser
sa colère sur un objet neutre, ou de canaliser la pulsion agressive dans une activité
physique intense ( un sport par exemple voir les remèdes que K. Lorenz propose
à la fin de son ouvrage.
L’Agression intraspécifique est plus ancienne que la mise en place de liens
personnels stables entre congénères (qui résultent eux d’une invention adaptative
postérieure de la vie).
Chez les animaux, l’agression intra spécifique n’est pas
meurtrière
La conclusion la plus intéressante est que l’agression intra spécifique chez
les animaux ne vise jamais l’extermination du congénère de la même espèce
;
cela n’exclut pas, bien sûr, des accidents : une dent qui perce une artère,
une corne qui crève un œil. En revenant sur l’homme, Konrad Lorenz voit avec
une forme d’optimisme que, dans les circonstances normales d’existence un homme,
en rixe avec un voisin, ne veut pas non plus le tuer mais seulement lui administrer
une bonne correction afin de lui faire accepter sa supériorité physique ou morale.
Comportement d’apaisement
Avec le temps et les effets de la sélection naturelle, différentes techniques
d’inhibition de l’agressivité se sont mises en place, elles s ‘inspirent de
deux sortes de comportements page 135
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·Le comportement infantile
On sait qu’un chiot rencontrant un chien adulte se roule
sur le dos pour lui présenter spontanément son ventre nu de bébé ;
il urine même quelques gouttes garantissant son jeune âge par son odeur.
Or on a remarqué qu‘entre chiens adultes qui se battent, une technique
permet au perdant de stopper l’agressivité du vainqueur : il suffit
qu’il adopte justement cette attitude de soumission du chiot en se couchant
sur de dos et en exhibant sa gorge non protégée. L’attaquant exécute
alors à vide le geste de le « secouer à mort », il décharge
symboliquement son agressivité et assoie sa réputation de vainqueur tout
en ménageant sa victime.
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·L’invitation sexuelle
Chez d’autres espèces, notamment les babouins, des comportements exprimant
la soumission sociale se sont développés à partir de l’invitation sexuelle.
Celui qui présente son derrière à un autre signifie ainsi qu’il reconnaît
sa supériorité.
Le fait que les gestes d’inhibition de l’agressivité
intra spécifique s’inspirent des comportements infantiles et sexuels des
femelles laisse imaginer que le groupe social s’est développé à partir
du couple et de la famille où de telles techniques d’apaisement ont assuré
la survie de l’espèce.
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RETOUR SUR LE CAS DE L’HOMME
Le drame de l’homme réside dans le faite que sa technologie meurtrière
est toujours en avance sur ses habitudes morales.
Omnivore et initialement inoffensif, l’homme n’a pas été doté par les processus
de sélection naturelle de modes d’inhibition de l’agressivité comparables à ceux que l’on observe chez les grands carnivores (page 232). Comme
facteur aggravant l’homme s’est rapidement doté d’armes tranchantes et de massues
qui le rendaient capable de tuer son semblable sans sommation et surtout sans
laisser à la victime le temps d’obtenir grâce par un comportement de soumission
( comme le peuvent toujours les autres mammifères quand ils sont attaqués par
un de leurs congénères.)
Certes, la capacité de prendre conscience de la portée de ses gestes et d’en
anticiper les effets s’est développée en même temps que l’ingéniosité technique.
Ce sont deux produits de l’intelligence ( voir page240). De plus, la présence
de nombreux ennemis à l’extérieur de la tribu, tant sous la forme de voisins que
sous celles d’animaux
férocesdonnait à chaque membre de la communauté de nombreuses occasions de « passer »
son agressivité sur ces objets étrangers
(voir, pour une illustration contemporaine l’évocation des chasseurs de tête
de Bornéo page241, et l’explication des malaises des Indiens Utes, issus d’une
culture guerrière qui savait protéger ses propres membres, et rendus véritablement
malades par les interdits républicains. Page 235
« L’humanité
se serait détruite elle-même par ses premières inventions sans ce phénomène merveilleux
que les inventions et la responsabilité sont l’une et l’autre les résultats de
la même faculté, typiquement humaine, de poser des questions ».[Mais
]« l’humanité n’a jamais réussi à se garantir contre le danger d’autodestruction »
car il y a toujours eu un décalage entre la portée effective des armes
et celle du sentiment moral. Avec l’évolution des mœurs, la responsabilité
morale et la répugnance à tuer ont sans doute augmenté ; mais la facilité
technique d’exécuter un meurtre et son impunité émotionnelle se sont accrues aussi :
« L’homme qui appuie sur un bouton est complètement protégé des conséquences
perceptives de son acte »; ce qui est vrai de la guerre atomique
se vérifie déjà dans une simple scène de chasse ! K. Lorenz fait remarquer
qu’il y aurait infiniment moins d’amateur de chasse, si chacun devait tuer le
gibier avec ses ongles et ses dents et ainsi réaliser émotivement ce qu’il accomplit
effectivement, mais à distance ! (page 324)
L’homme n’est donc pas « méchant en soi » mais ses innovations technologiques
en font perpétuellement un animal socialement inadapté. Cette intuition offre
à K Lorenz l’occasion d’une une relecture du premier meurtre, symboliquement
attribué à Caïn. Page 240 ; voir aussi
notre étude de cette
figure du mal
Les risques naturels d’embrigadement
La fin du chapitre XIII « Ecce homo » est consacrée à l’enthousiasme
militant. Physiologiquement c’est un frisson qui parcourt le long du
dos et les faces extérieures des bras, et l’homme sent qu’il s’élève soudain
au-dessus de toutes les vicissitudes de la vie quotidienne et qu’il est prêt
à tous les sacrifices pour cette cause. « Ce frisson sacré » apparaît
à l’éthologue qu’est K Lorenz, comme le reliquat d’une réaction végétative préhumaine :
« le hérissement de la fourrure que nous avons perdue » [En
termes triviaux : à l’appel du drapeau, l’homme fait le gros dos] page
256
L’enthousiasme militant de l’homme est le produit d’une longue évolution comportementale
qui prend ses racines dans la réaction de défense collective de nos ancêtres
préhumains ( page 258).
« Il est normal de risquer sa vie pour son prochain s’il est votre meilleur
ami et s’il l’a fait maintes fois pour sauver la vôtre En revanche la situation
est toute différente si l’homme pour lequel vous êtes sensé risquer votre propre
vie est un contemporain anonyme ». Il faut alors que l’amour d’une cause
motive le sacrifice. L’homme de Cro-Magnon n’était capable de se sacrifier
que pour ses proches. Les unités sociales s’accroissant, le sentiment de parenté
s’est réfugié sur les rites et les normes observées en commun. Ils sont
des symboles d’unité. « Par un processus d’authentique conditionnement
pavlovien » ces valeurs abstraites se sont substituées à l’objet concret
et primaire de la réaction collective : la famille, le groupe des proches.
L’homme est devenu capable de se sacrifier pour des symboles et de mettre en
danger les siens pour défendre ces causes. (Page 258)
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La capacité d’enthousiasme vis-à-vis de causes symboliques
est à la fois l’un des plus beaux apanages d l’homme et l’un des pires fléaux
de l’humanité puisqu’elle déclenche des guerres. C’est la double face
de Janus. « Seul être capable de se consacrer aux plus hautes
valeurs morales et éthiques, l’homme a besoin, pour atteindre ses buts,
d’un mécanisme de comportement phylogénétiquement
adapté; mais les propriétés animales de ce mécanisme portent en elles
le danger qu’il ne tue son semblable, convaincu d’agir ainsi dans l’intérêt
même de ces mêmes hautes valeurs. Ecce Homo ! »
Le seul espoir de contrôler les effets de cette capacité d’enthousiasme
est de lui offrir des objets de conditionnement qui soient des valeurs
qu’aucun démagogue ne puisse manipuler à fin de division.
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L’agressivité humaine n’est pas mauvaise en soi
Ce qui est vrai de l’enthousiasme militant est vrai en général de
l’agression : elle n’est pas mauvaise en soi. D’ailleurs les
dernières pages du livre soulignent qu’il serait dommageable de
tenter d’éliminer les pulsions agressives par une sélection eugénique
puisque l’agressivité entre comme composant dans bon nombre de facultés
humaines les plus nobles. « Avec l’élimination de l’agression
se perdrait beaucoup de l’élan avec lequel on s’attaque à une tâche
ou à un problème, et du respect de soi-même sans lequel il ne reste
plus rien de tout ce qu’un homme fait du matin au soir, du rasage
matinal jusqu’à la création artistique ou scientifique.» page
266. Mais des dysfonctionnements se manifestent
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Les déroutes de la sélection : l’aberration du surtravail
humain
Depuis que l’homme a éliminé comme sources de danger pour lui les plus grands
prédateurs, il ne réagit plus qu‘à la concurrence intraspécifique. Le surtravail
des pays industrialisés est l’un des produits les plus absurdes de cette évolution
qui n’est plus commandée que par la concurrence des hommes les uns envers les
autres. Page47 « Ulcères à l’estomac, atrophie rénale, hypertension artérielle,
névroses, sont les fruits de cette évolution déraisonnable. Et on peut dire en
ce cas que la concurrence intra spécifique est la racine de tout mal. Dans ses
études du monde animal, K Lorenz montre que des aberrations se produisent quand
la rivalité sexuelle opère seule la sélection de l’espèce sans que les exigences
du monde extérieur parviennent à influencer cette évolution : des formes bizarres,
inutiles à l’espèce (voire en partie handicapante pour les mâles face à leurs
prédateurs naturels) se développent ( les ramures du cerf, ou les rémiges de
l’argus par exemple).
Chapitre XIV « Profession d’optimisme »
K. Lorenz présente tout ce qui précède comme une analyse de bon sens qui doit
rapidement se vulgariser. Il espère offrir ainsi certains remèdes contre les effets
désastreux de l’instinct d’agressivité.
Dénonciation de l’influence pernicieuse des valeurs guerrières
Général Sherman : « La guerre c’est l’enfer, et toute la gloire n’est
que balivernes ». voir aussi
Mars ou
la guerre jugée de Alain
Il ne faut pas être dupe d’une forme insidieuse de «
formatage psychologique » qui oppose à des comportements efféminés et lâches,
une vigueur virile. Les jouets et jeux de guerres préparent aussi psychologique
l’acceptation de la violence et de la guerre (page 271). Il ne s’agit pas d’extirper
toute agressivité chez l’enfant, mais de lui offrir d’emblée des canaux de sublimation
valorisant des comportements qui ne mettent pas son semblable en danger même
symboliquement.
Connaître les mécanismes de la colère pour mieux les maîtriser
La colère n’est pas incompatible avec une forme de contrôle puisque les personnes
irascibles qui s’emportent contre des objets s’abstiennent de casser ceux dont
elles connaissent la valeur et passent leurs nerfs sur des bibelots insignifiants.
( Mais K. Lorenz souligne qu’il serait naïf de croire qu’il leur suffirait d’un
effort supplémentaire pour ne rien casser du tout !) L’agressivité a besoin
d’un exutoire. Il faut étudier la possibilité de décharger sur des objets
de remplacement l’agression en sa forme primitive.
K.Lorenz loge aussi ses espoirs dans l’étude des processus de sublimation
et de catharsis. Il précise que ces processus ne sont pas réductibles
à la simple réorientation d’une pulsion agressive vers un objet de remplacement
puisqu’il y a une différence de nature entre l’homme qui s’en prend à la table
au lieu de cogner son semblable et celui qui transforme son irritation en énergie
de création débouchant sur une œuvre qui n’a plus rien à voir avec l’objet initial
de son malaise.
Encourager des amitiés au-delà des frontières
Une troisième voix consiste à >encourager la connaissance
personnelle et les liens d’amitié entre individus appartenant à des cultures
différentes. K .Lorenz cite l’initiative de Walter Robert Corti, qui le premier,
se proposa de réunir des enfants de nationalités différentes dans un camp de
vacances (le village de Trogen en Suisse) afin de vaincre la haine
internationale en favorisant l’amitié internationale. Car il est évident
qu’éprouver de l’amitié envers certains hommes d’un autre peuple rend méfiant
vis-à-vis de toute propagande qui commande de les haïr en bloc.
Le quatrième conseil se présente comme le plus important : Il s’agit
de canaliser l’enthousiasme militant sur des causes non meurtrières
car les individus, et en particulier les jeunes, ont besoin d’émotions capables
de soulever les masses ; mais cette même propension les rend aisément
manipulables par les sophismes belliqueux.
En revanche, K. Lorenz rappelle que la culture a, de
longue date, inventé des procédures pour éviter le meurtre sans détruire la
combativité et ce, dans l’intérêt même de l’espèce.
Ainsi le sport est-il une forme typiquement humaine de combats non hostiles,
dominés par les règles les plus strictes que la culture ait pu développer.
K. Lorenz rappelle que, malgré les apparences, le sport ne saurait être comparé
au jeu de combat entre vertébrés supérieurs (deux jeunes chiens par exemple) ;
car entre les animaux, ce jeu non agressif n’est possible que parce que tout
élément de compétition en est exclu. Dans le sport, au contraire, il intervient
toujours une forme de défi même s’il est lancé de soi à soi, et aussi une certaine
fierté de bien faire : « Il n’existe aucun sport sans compétition.»
En même temps que le sport offre une soupape de sécurité aux pulsions agressives
(tel un coup de poing dans un punching-ball), il force l’homme à contrôler
son comportement même aux moments les plus périlleux de l’affrontement.
Mais la fonction la plus importante du sport est de fourni un motif non meurtrier
à l’enthousiasme militant qui est la forme à la fois « la plus indispensable
et la plus dangereuse de l’agressivité ».
« Les jeux olympiques offrent effectivement la seule
occasion où l’hymne national d’un pays peut être joué sans éveiller la moindre
hostilité contre un autre pays ».
Les compétitions sportives entre nations permettent à chacune de reconnaître
la valeur de quelques individus appartenant à des nations étrangères, ce qui est
un frein à la xénophobie. Elles offrent aussi aux peuples l’occasion de s’unir
pour une cause commune et de sentir qu’elles partagent le même engouement pour
des valeurs du plus haut rang, qui dépassent les particularités nationales.
Mais mieux que le sport c’est
par le rire que les hommes aboliront la guerre.
K Lorenz montre dans ses propos antérieurs que le rire et l’enthousiasme ont
une racine commune : ce sont des réponses transformées à des situations
de menace. Mais selon K Lorenz, le rire, même à son paroxysme, ne risque plus
de régresser vers un comportement agressif. De plus l’homme qui rit ne perd
ni sa lucidité ni le contrôle de lui-même. Certes le rire peut être une arme
blessante d’humiliation et de discrimination mais il n’a jamais tué directement
personne : « l’homme qui rit de bon cœur ne tire pas ».
En ce qui concerne le thème du mal, les dernières pages soulignent qu’il faut
nous méfier de la propension à attaquer ce que nous appelons « le mal ».
Par définition, le mal s’oppose au bien et le met en danger. Stigmatiser un
mal c’est d’emblée s’autoriser à prendre des mesures pour l’anéantir ; là
est la racine de toutes formes de guerres religieuses. Les champions de la
paix doivent donc savoir s’interdire de personnifier le mal afin de ne pas provoquer
l’enthousiasme militant.
Il faut rassembler les énergies humaines sur de vraies valeurs positives comme
l enthousiasme artistique (page 274), les progrès de la médecine et leur vulgarisation.
Il faudrait aussi que l’enseignement des humanités laisse plus de place à l’humour
(page 279) puisque le moyen le plus sûr de dénoncer les prétentions de ceux
qui suscitent artificiellement des chasses aux sorcières pour promouvoir leur
propre personne est de ridiculiser leur fatuité !