Le marchand de Venise
de W.Shakespeare (1564-1616)

Edition GF BILINGUE

Nous évoquons le travail de mise en scène de Cécile Garcia Fogel, (Théâtre de la Bastille mars 2000)

UNE PIECE QUI PRETE A POLEMIQUE

La facture est « antisémite ». Sauf à vouloir lire la pièce au troisième degré, Shakespeare, le grand Shakespeare, semble partager ici les pires préjugés de son siècle. Ne faudrait-il pas dès lors  censurer la pièce ou du moins  refuser de lui offrir la caisse de résonance qu’est une salle de théâtre : on se souvient du mot de Peter Brook «Je ne la monterai jamais tant qu’il y aura un antisémite au monde»  sans doute de peur que certains se réjouissent de voir sur scène un juif défait (ruiné, débouté dans ses revendications, abandonné de sa fille et condamné à se faire chrétien !)

Tout en restant strictement fidèle au texte la mise en scène de Cécile Garcia Fogel, sait montrer l’humanité de Shylock. Au-delà de la caricature de l’avare qu’il représente, il sait nous émouvoir lorsqu’il parle de sa condition d’exclu. D’ailleurs les autres ne sont pas meilleurs que lui ; nul, sauf Jessica la fille de Shylock, n’est exempt de médiocrité dans cette pièce.

<i>la fiancée juive</i>.(1664);Rembrandt (1606-1669) UNE INTRIGUE A TIROIRS

Bassanio, ruiné, demande à Antonio, son ami, de lui prêter une somme d’argent supplémentaire afin qu’il ait plus de chance de séduire une riche héritière, Portia laquelle a reçu l’ordre de son père défunt de ne se donner pour femme qu’à celui qui saura choisir entre trois coffres (d’or, d’argent et de plomb) celui qui contient l’effigie de la jeune fille. Antonio ayant placé toute sa fortune sur des navires en mer, vient à se présenter chez le Juif Shylock  pour emprunter trois mille ducats contre intérêt alors qu’il n’a cessé de pourfendre et d’insulter les Juifs justement à cause de leurs trafics d’argent. Shylock voit l’occasion de piéger Antonio «Si je le tiens une fois sur le flanc, j’assouvirai sur lui ma vielle haine… » (page73). Il  propose de signer par devant notaire un billet qui stipule que si Antonio ne peut rendre à temps l’argent prêté Shylock pourra se dédommager en nature en taillant une livre de chair  sur le corps de son débiteur. Or les trois mois passent et des rumeurs de naufrages circulent dans Venise, Les femmes (Portia et sa suivante Nerissa) interviennent alors…. Lisez( au moins !) les deux  derniers actes…

 HAINE LEGITIME ; ELOGE HYPOCRITE DE LA CLEMENCE ET PARODIE DE JUSTICE

La haine de Shylock envers Antonio est légitime vengeance. Il souffre des vexations répétitives dont les juifs sont victimes de la part des chrétiens III, 1 ,50 …  p 155

« Il  (Antonio) a ri de mes pertes, s’est moqué de mes gains, a méprisé ma race, contrarié mes affaires, refroidi mes amis, échauffé mes ennemis –Et pourquoi ? Je suis juif…. Un juif n’a-t-il pas des yeux…des mains des organes …des sens des émotions, des passions ? N’est-il pas nourri de la même nourriture, blessé des mêmes armes, sujet aux mêmes maladies, guéri par les mêmes moyens, réchauffé et refroidi par le même été et le même hiver comme un chrétien ? Si vous nous piquez ne saignons–nous pas ? Si vous nous chatouillez ne rions-nous pas ? Si vous nous faites tort, ne nous vengerons nous pas ? Si nous vous ressemblons dans le reste, nous vous ressemblerons aussi sur cela…La vilenie que vous m’enseignez, je la pratiquerai et ce sera dur, mais je veux surpasser mes maîtres. »

Mais à la fin la Justice Chrétienne triomphe des désirs de vengeance du juif et enseigne (de force !) le Pardon.

On a beaucoup écrit au sujet de ce retournement l’éloge de la clémence comme valeur suprême auquel le juif n’aurait pas su se soumettre de lui-même

« En effet, Juif, bien que tu plaides la justice, considère qu’avec le cours de la justice nul de nous ne verrait le salut… Nous implorons donc la clémence. Et cette même imploration nous dicte à tous des actes de clémence. VI,1, 181 »

Manuscrit du XIVème, Besançon, bibliothèque municipalePour bénéficier soi-même du pardon, il faut savoir pardonner.

Mais Shylock est conscient de ne réclamer que son dû ; il croit être dans son bon droit et n’avoir rien à se faire pardonner. « Quel jugement craindrais-je en étant dans mon droit ? »P250 ;  IV,1,89

C’est parce que Portia le laisse dans cette illusion  pour mieux le piéger qu’elle est suspecte de racisme.

(Elle a déjà manifesté son dégoût pour la couleur de peau du Prince marocain…)

Il faut lire la pièce à la lumière de la Justice moderne : le rôle du juge dans cette affaire était d’obtenir un compromis équitable, à la fois respectueux de la vie d’Antonio et des intérêts lésés de Shylock.

Aucun juge équitable n’aurait commencé par laisser entendre à Shylock que sa requête était juste et qu’il pouvait prendre son dû sur le corps de son débiteur pour, ensuite, l’accuser  d’attenter injustement à la vie d’un homme.

 Le vice de forme du billet (il ne stipule pas de sang) et sa contradiction avec la loi de Venise  auraient dû être tout de suite présentés à Shylock pour qu’il comprenne qu’il devait accepter un compromis.

Il y a une grande malhonnêteté intellectuelle  dans l’attitude de Portia qui fait l’éloge de la pitié  au moment même où elle s’apprête à piéger Shylock en faisant jouer tous les ressorts de la loi prise à la lettre.

D’ailleurs le spectateur est finalement pris de compassion pour le vieux Shylock acculé dans les pires retranchements  jusqu’à sa conversion forcée.

A ce moment (dans la mise en scène de Cécile Garcia Fogel) le chant est bien venu

(Un gospel : chant des communautés noires opprimées par les blancs…. façon de croiser les symboles )

 

1)     c’est un chant d’espoir et de réconciliation par-delà les différences ;

 

2)     dans la symbolique primaire des couleurs ceux qui se veulent blancs comme les colombes sont noirs comme des démons ( ce qui est faire servir les stéréotypes racistes à la dénonciation d’une machination judiciaire inspirée non pas par la justice mais  par la soif de vengeance contre un Juif

La dernière image de la pièce dans la mise en scène de Cécile Garcia Fogel s’immobilise sur  la réaction d’effroi de Jessica, la fille de Shylock qui s’est enfuie avec Lorenzo, un ami de Bassanio.

Ecartelée entre les deux communautés, elle comprend la machination : Portia et sa suivante se sont faites passer pour des clercs afin de  mieux flouer Shylock. Elles sont des comédiennes averties (elles viennent encore de le montrer avec la scène de jalousie des anneaux) : la justice rendue fut donc une parodie de justice.

<i>Le juif à grand bonnet</i> ;Rembrandt (1606-1669)
LE JUIF OU L’ARCHETYPE DE L’AUTRE POUR LE CHRETIEN

Au thème mythique du peuple déicide s’ajoute la polémique autour du prêt à intérêt :
Le juif s’opposerait ainsi essentiellement à la loi de l’amour :
-Il en tue le fondateur
-Et ne donne jamais gratuitemnt à celui qui mendie une aide dans le besoin… Au-delà des préjugés racistes, quelle est la réalité ?

RETOUR SUR LE PRET A INTERET

 Les pères de l’Eglise, comme Aristote avant eux, condamnent l’usure, conscients du risque de voir la dette s’alourdir toujours d’avantage du poids des intérêts de la dette (au point de rendre la dette insolvable et de transformer le débiteur en esclave de son créancier…).

Mais  on peut logiquement justifier le prêt à intérêt ;  d’ailleurs il est monnaie courante dans nos sociétés ; on peut même aller jusqu’à dire qu’il est consubstantiel au développement du capitalisme…

Celui qui prête de l’argent  subit deux dommages :

 

-il est privé de l’usage de son argent pendant le temps du prêt

 

-il risque de ne jamais revoir ses fonds

il est donc juste qu’il reçoive une compensation, un dédommagement matérialisé par les intérêts versés.

Quant au taux du prêt : on peut alléguer que l’argent est une marchandise comme une autre : elle s’échange sur un marché ; selon sa rareté ou son abondance, son prix varie.

Les juifs et le prêt à intérêt :

La Torah interdit solennellement le prêt à intérêt entre juifs

Car elle commande à l’emprunteur de rembourser sa dette ; elle en fait un devoir impérieux dès lors il n’y a plus  de véritable  risque pour celui qui prête à l’intérieur de la communauté juive.

En revanche, le non juif n’étant pas tenu au même respect des textes sacrés, la Torah autorise le prêt à intérêt envers l’étranger.

<i>L’essayeur d’or </i>(1639)&nbsp;Rembrandt (1606-1669)JUIFS ET CHRETIENS : LE RAPPORT A L’ARGENT

Chez les chrétiens

Anathème contre l’argent  et apologie de la pauvreté (comme symbole de la pureté d’âme : les biens matériels qu’offre l’argent étant stigmatisés comme sources de concupiscence).

Saint Mathieu : «  Il est plus difficile à un riche d’entrer au Paradis qu’à un chameau de passer par le chat d’une aiguille »

( Le protestantisme avec Calvin, évolue vers une position plus conciliante que le christianisme primitif, l’usure sera tolérée) il s’agit d’une évolution des mentalités. En 1625 Bacon, dans son essai De l’usure la juge inévitable….

Dans le Judaïsme:

La tradition juive eut dès l’origine un rapport plus positif à l’argent, vantant sa fonction de pacification sociale :

Explication :

 

Etre riche est un signe d‘élection divine (Salomon, richissime, est le plus sage des hommes…)

 

La charité est une obligation religieuse strictement codifiée : tout juif, riche ou modeste, doit consacré au moins10% de sa fortune aux bonnes œuvres (mais au-delà de 20% c’est considéré comme de la folie et interdit…)

 

Le riche est considéré comme le gestionnaire d’un patrimoine que Dieu lui a confié parce qu’il en est particulièrement capable ; il doit exercer ce mandat pour le plus grand bien de tous (juifs et non juifs) dans la mesure de la prudence et la Torah recommande 46 fois d’aider l’étranger et de ne pas susciter l’animosité chez les non juifs.

C’est à la lumière de cette double tradition  (juive et chrétienne) qu’il faut lire la pièce de Shakespeare : Le marchand de Venise et notamment toutes les tirades où Shylock fait état de l’agressivité des chrétiens envers lui et sa communauté. I 3,40 ;page73et I, 3, 100-125 page 79 superbe tirade…..

LA LECTURE DE LA PIECE EVOLUE AVEC LES MENTALITES:

<i>Le Christ présenté au  peuple;Rembrandt (1606-1669) Dans l’esprit des Elizabéthains, il est noble de hasarder ses richesses dans le commerce au long cours ; en revanche l’usure est un moyen sordide de vivre des difficultés financières des autres.

Dans l’esprit d’un contemporain, le prêt à intérêt est un métier comportant ses risques propres ; il  requiert une compétence qui n’est pas méprisable.

Et chacun comprend la tirade de Shylock à la fin  lorsque le Juge lui confisque tous ses biens: « Vous m’ôtez la vie quand vous m’ôtez les moyens de vivre » IV, 1, 370

 Quant au personnage d’Antonio, il subit à nos yeux le discrédit qui tombe sur son ami Bassanio :

Bassanio ne paraît pas savoir travailler, il a délabré sa fortune par un train de vie trop  festif et aspire finalement  à vivre aux crochets de  sa future épouse (la belle, Riche et vertueuse Portia)

Pour rembourser ses premières dettes il ne voit d’autre solution que d’en  contracter une nouvelle : il est l’archétype du jouisseur insouciant qui vit à crédit, entretenu par la générosité (presque coupable) de ceux qui l’aiment (Antonio  et Portia).

La mise en scène de Cécile Garcia  Fogel joue intelligemment d’ailleurs avec les connotations homosexuelles:

-Antonio ne tient au monde que pour son ami II,8 50page 137
- au moment fatidique où Shylock s’apprête à prendre son dû, Bassano jure qu’il donnerait tout y compris la vie de sa femme pour racheter celle d’Antonio, (et  la gestuelle est à l’étreinte).

La pièce est intelligente parce qu’elle ne permet pas les simplifications caricaturales qui opposeraient un cruel juif à un chrétien saint et généreux

Chaque personnage est plus complexe :

Antonio

Antonio est archétype de l’ami généreux qui n’épargne ni ses biens ni sa personne quand il s’agit d’aider ceux qu’il aime.

Mais la mise en scène stigmatise  ses excès :  à force d’être  toujours prêt à se porter garant pour les autres (sur ses fonds, son corps, son âme) il en devient ridicule. C’est comme s’il cherchait obstinément à assumer le rôle de victime sacrificielle :Bassanio le présente d’ailleurs à Portia par une formule lourde de symboles « ECCE HOMO » voici l’homme…V,1,134 page 267

Lui qui prête sans intérêt financier,  où est son  intérêt ?   Quelle est sa motivation ? Quelle pulsion, quel désir se manifestent derrière cette apparente sainteté…

Shylock

 La haine de Shylock envers Antonio est présentée comme la juste réponse  du mépris dans lequel la communauté juive est tenue par Antonio et ses pairs.

« Monseigneur Antonio, …maintes fois sur le Rialto vous m’avez attaqué
Pour mon argent et ce qu’il me rapporte….
Vous m’appelez mécréant et chien d’étrangleur
Et crachez sur ma casaque de Juif…. »
Antonio acquiesce : « Je suis capable encore de te nommer ainsi, d’encore cracher sur toi et de te repousser…. »

  Mais Shylock comme père austère et autoritaire (qui enferme sa fille comme un trésor) n’est pas défendable ni sans doute comme maître avare… mais qui lui reprocherait de se défier de  Lancelot Gobbo vu l’évolution psychologique du personnage ( qui persécute Jessica et joue les sophistes pour refuser de servir ceux qui le paient)

 Bassanio

 Bassanio a notre sympathie comme amant  car il aime et est généreux  (Il choisit le bon coffret car son cœur a compris la devise de l’amour : « Qui me prend doit donner, hasarder tout son bien » 

mais comme individu, il est passif, les solutions à ses problèmes viennent toujours des autres.

Seul le personnage de Jessica est véritablement tolérant : elle sait reconnaître la générosité et la présence d’esprit de Portia, mais elle recule d’effroi devant la révélation de la machination qui a floué son père de ses biens. Tiraillée entre les deux communautés, elle se retrouve seule ,doublement étrangère. La pièce quitte alors le registre de farce grinçante et prend des accents tragiques ; c’est du moins toute la force de la mise en scène de Cécile Garcia Fogel qui a inventé cette fin.

 

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