Dossier N° II : L'Économie
domestique
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Le couple et
les échanges
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Sommaire du dossier
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1) La femme : objet d'échange
ou partenaire ?
(Synthèse thématique
des analyses de Simone de Beauvoir dans Le Deuxième sexe
(1949) |
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La femme :objet d'échange ou partenaire ?
Synthèse thèmatique des analyses de Simone de Beauvoir dans "Le Deuxième sexe"
Dans les Structures élémentaires de la parenté,
Claude Lévi-Strauss analyse le tabou qui recouvre l'inceste comme la
garantie la plus efficace de l'échange des femmes. A partir du moment
où un jeune homme s'interdit l'usage de sa soeur pour épouse,
elle devient disponible pour un autre homme (qui, en contre partie, laisse aussi
ses soeurs à des prétendants étrangers). L'échange
des femmes assure la cohésion de la société primitive.
Donner sa soeur en épouse à un homme d'une autre famille, c'est
gagner un allié pour la chasse et l'accès à de nouveaux
territoires...
Claude Lévi-Strauss souligne que dans les sociétés primitives,
ce sont toujours entre les hommes que s'effectue l'échange :
" Le lien de réciprocité qui fonde le mariage n'est pas établi
entre des hommes et des femmes, mais entre des hommes au moyen de femmes qui
en sont seulement la principale occasion".
Primitivement, le mariage est donc un échange de prestations d'un clan à l'autre : le premier livrant un de ses membres, le second cédant du bétail, des fruits, du travail. Le mari achète une femme à un clan étranger, mais comme il prend à sa charge cette femme et ses enfants, il arrive aussi qu'il reçoive des frères de l'épousée une rétribution.
Dans Le Deuxième sexe, Simone de Beauvoir revient sur ces pages célèbres de Lévi-Strauss. Durant la plus longue partie de l'histoire de l'humanité, "L'autre, qui est aussi le même, avec qui s'établit des relations de réciprocité, c'est toujours pour le mâle un individu mâle. La dualité qui se découvre sous une forme ou une autre au coeur des collectivités oppose un groupe d'hommes à un autre groupe d'hommes : les femmes font partie des biens que ceux-ci possèdent et qui sont entre eux un instrument de l'échange."
Certes, dans les mentalités primitives, les mystères angoissants des menstruations et de l'accouchement ont constitué la femme comme l'Autre absolu, mais précisément cette aura mystique empêche les hommes de regarder la femme comme un autre sujet au sens plein. Tout l'effort de Simone de Beauvoir dans Le Deuxième sexe consiste à déconstruire les stratégies intellectuelles qui, depuis les premières sociétés patriarcales, ont refusé à la femme un rôle de partenaire social à l'égal de l'homme.
Propriété
et héritage instituent le culte de la virginité et le devoir
de fidélité absolue des épouses.
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William Hogarth (1697-1764)
Mariage à la mode |
Dans le premier tome du Deuxième sexe, le développement historique de la propriété est pointé comme un accélérateur de l'aliénation des femmes dans le mariage.
Les nomades ne sont rivés à aucun territoire
et ne possèdent rien. Vivant fondamentalement dans l'instant présent,
ils n'ont pas l'obsession de se survivre et ne réclament pas d'héritiers.
Pour ces communautés, les enfants constituent une charge et non une richesse
: la fréquence des infanticides chez les peuples nomades le prouve.
Quand les nomades commencèrent à se fixer et à travailler
la terre, l'enfant pris une importance toute nouvelle. L'homme se découvre
comme force génératrice : il revendique ses moissons comme il
revendique ses enfants.
L'homme nomade se sentait possédé par les forces de la Nature et craignait dans le mystère de la femme la présence d'une divinité tellurique immaîtrisée. A partir du moment où l'agriculture cesse d'être considérée comme une opération magique, l'homme, fier de ses techniques d'ensemencement, revendique ses terres et veut des héritiers en qui sa mémoire se prolongera. Il faut à l'homme qui s'approprie le sol par son travail un descendant en qui son oeuvre et sa mémoire se perpétueront. Le culte des ancêtres (les "divinités domestiques") se superpose à la constitution de la propriété privée. "La fonction de l'héritier est économique et mystique à la fois." (tome I, p. 132).
Dès lors, l'histoire de la condition de la femme est étroitement liée à celle de l'héritage : toutes les mesures enfermant les femmes (du culte de la virginité jusqu'aux règles les plus sévères condamnant l'infidélité conjugale), se comprennent essentiellement par la crainte masculine de transmettre ses biens à un "rejeton étranger". C'est pourquoi, dans l'Antiquité le pater familias a le droit de mettre à mort l'épouse coupable. Et si ce droit de se faire justice soi-même a été aboli depuis Auguste (63 av. J.-C.-14 apr. J.-C.), Simone de Beauvoir note que le code Napoléon promet encore l'indulgence du jury au mari justicier... "Tous les codes, qui jusqu'à nos jours, ont maintenu l'inégalité en matière d'adultère arguent de la gravité de la faute commise par une femme qui risque d'introduire dans la famille un bâtard" p. 138
La preuve par le contraire : Sparte
Que l'oppression de la femme ait (eu) essentiellement pour cause le souci de perpétuer le patrimoine de la famille semble confirmé par le fait que, dans les rares sociétés qui nient la propriété privée et rompent avec la vision traditionnelle de la famille, la femme recouvre une plus grande liberté.
Ainsi à Sparte, un régime communautaire prévalait : les petites filles étaient élevées de la même manière que les garçons, l'épouse appartenait si peu à son mari qu'au nom de l'eugénisme un autre homme pouvait réclamer de s'unir à elle : tous les enfants appartenaient en commun à la cité. Les femmes subissaient les servitudes de la maternité comme les hommes celles de la guerre, mais aucune femme n'était asservie à un époux, aucune n'était confinée dans le foyer de son mari, celui-ci était tout juste autorisé à lui faire de furtives visites nocturnes... ( tome I, p. 145)
La révolution soviétique qui nationalisa les propriétés privées "promettait" aussi une parfaite égalité entre les hommes et les femmes. "Les femmes élevées et formées exactement comme les hommes travailleraient dans les mêmes conditions et pour les mêmes salaires ; la liberté érotique serait admise dans les moeurs, mais l'acte érotique ne serait plus considéré comme un service qui se rémunère. [Ce qui signifie que la prostituée comme la femme mariée ] seraient obligées de s'assurer un autre gagne-pain." (tome II, p. 653). Le mariage serait un engagement libre que chacun des époux pourrait dénoncer dès qu'il le voudrait. L'éducation aux moyens de contraception et la légalisation de l'avortement permettraient à la maternité d'être d'autant plus librement assumée que toutes les mères, mariées ou non, disposeraient des mêmes congés payés de grossesse et d'une véritable assistance de la part de la collectivité : crèches, garderies, écoles etc.
Le Deuxième sexe est édité en 1949, Simone de Beauvoir y écrit : "Un monde où les hommes et les femmes seraient égaux est facile à imaginer car c'est exactement celui qu'avait promis la révolution soviétique." Dans l'usage du plus-que-parfait et des italiques [ici en gras], l'auteur semble donc ne pas être dupe des dérives totalitaires du système et de la récurrence de la ségrégation sexiste.
Le droit du "Pater
familias"
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William Hogarth (1697-1764)
"L'héritage" |
En régime patriarcal, la femme est la propriété de son père qui la marie à son gré ; son l'époux l'achète comme on achète une tête de bétail ou un esclave, il lui impose ses divinités domestiques et les enfants qu'elle engendre appartiennent à la famille de l'époux. On exclut donc soigneusement la fille de l'héritage de son père puisqu'elle transmettrait "ses" biens à la famille de l'époux ; par là-même, du fait qu'elle ne possède rien, la femme n'est pas élevée à la dignité d'une personne ; elle fait elle-même partie du patrimoine de l'homme, d'abord de son père, puis de son époux. La dot, quand elle existe, n'est en rien comparable à un héritage...
Dans le régime strictement patriarcal, le père peut condamner à mort dès leur naissance ses enfants mâles et femelles. Mais en général la société limite ce pouvoir en ce qui concerne les garçons. Simone de Beauvoir cite entre autre le cas de communautés arabes : "tout nouveau-né mâle normalement constitué est admis à vivre tandis que l'exposition des filles était très répandue... Aussitôt nées les filles étaient jetées dans les fosses : accepter l'enfant femelle c'est de la part du père un acte de libre générosité." (tome I, p. 137) Ce qui place d'emblée la fillette dans une situation de dette et de servitude.
(Nous vous recommandons la lecture de la description d'une famille d'un village troglodyte de Tunisie, tome I, p. 139)
Dans son exposé, Simone de Beauvoir indique des exceptions : ainsi la bédouine de l'époque pré-islamique, sortaient à visage découvert et travaillaient avec leur mari dans un rapport de dépendance réciproque... Par opposition, dès que le peuple arabe devint un peuple guerrier, les règles de vie qui furent imposées aux femmes musulmanes furent terriblement liberticides.
Infériorité statutaire
des femmes
(retour sur Rome)
Au temps où la femme appartient encore à la fois au clan paternel et à la famille conjugale, elle réussit à conserver une part de liberté, chacun des deux systèmes lui servant d'appui contre l'autre. D'ailleurs à Rome, lorsque l'État cherche à s'affirmer en luttant contre l'arrogance des puissantes familles, il reconnaît délibérément plus des droits à la femme afin de limiter les concentrations de fortune... Mais l'État promulgue à la même époque "l'infériorité du sexe féminin". Il interdit aux femmes toute entrée officielle dans l'action politique et le monde des affaires. "Faute de pouvoir agir, les Romaines manifestent": elles assiègent les tribunaux, et se répandent en tumulte dans la ville. Par exemple, utilisant l'introduction des divinités orientales autorisées par la Pax Romana, elles s'organisent en cortège et vont chercher la statue de la Mère des Dieux qu'elles escortent le long du Tibre...
A la fin du premier siècle et au début du second, on voit à Rome se dessiner une dualité dans le comportement des femmes : nombre d 'entre elles demeurent certes des compagnes docilement associées à leur époux. Mais elles sont nombreuses aussi à se refuser à la maternité et à multiplier les divorces. Les lois continuant à interdire l'adultère, certaines épouses vont jusqu'à se faire inscrire parmi les prostituées afin de ne pas être gênée dans leur débauche.
Il est notable que Simone de Beauvoir dans le Deuxième sexe, tout comme Michel Foucault dans son Histoire de la sexualité, situent entre le premier et le second siècle de notre ère une évolution des comportements et des mentalités qui allait donner plus de prix aux joies du foyer : toujours ce qui est menacé gagne en valeur ! Conscients que leur épouse pourrait se transformer en mégère, les hommes les plus sensibles savent mieux reconnaître et honorer la bonne volonté de leur compagne... Le couple devient pendant un temps l'espace d'échanges privilégiés. Michel Foucault montre qu'à la même époque l'homosexualité, qui d'abord avait été valorisée dans les textes et la pratique, perd de ses prestiges. Nous vous recommandons aussi la lecture des Mémoires d'Adrien de Margerite Yourcenar, (notamment p. 73-78, éditions Folio) pour la magistrale description de la double vie des romaines des familles partriciennes...
Avec les grandes invasions, toute l'organisation romaine fut remise en question, la situation économique sociale et politique étant bouleversée, la condition de la femme en subit le contrecoup ; l'influence idéologique du christianisme, largement inspirée par les positions misogynes de l'Ancien Testament allait renforcer l'oppression de la femme au sein du mariage...
" Vous êtes unis par les liens du mariage : embrassez- vous !" |
William Hogarth (1697-1764)
Histoire d'un jeune débauché : le mariage |
Dans le Deuxième sexe (1949) Simone de Beauvoir se fait amplement l'écho de l'étude de Stekel, La Femme frigide, qui montre que de nombreuses névroses touchant des femmes de l'époque naissaient du traumatisme de leur nuit de noces puisque le sexe, jusque là défendu et tabou, était soudain requis comme un devoir !
"Le principe du mariage est obscène parce qu'il transforme en droits et devoirs un échange qui doit être fondé sur un élan spontané..." ( Le Deuxième sexe, tome II, p. 255) Dans ce qu'il est convenu d'appeler les "devoirs conjugaux", les rapports érotiques sont totalement faussés. Le mari est souvent glacé par l'idée d'accomplir "son devoir" et la femme a honte de se sentir livré à quelqu'un qui prétend exercer un droit sur elle.
Élevée dans le culte de la chasteté et de la pudeur, la majorité des femmes est d'abord rétives à toute caresse lascive, mais toute leur existence d'adolescente ayant été bercée par le fantasme du mariage, elles veulent aussi être "comblées". Cette contradiction plaçait l'époux dans une position problématique : " Trop de fougue effraie la vierge, trop de respect l'humilie ; des femmes haïssent à jamais l'homme qui a pris égoïstement son plaisir... mais elles éprouvent une rancune éternelle contre celui qui a paru les dédaigner (...), qui n'a pas tenté de les déflorer au cours de la première nuit ou qui en a été incapable." (Tome II, p. 249)
Avant la libération des moeurs qui permit l'émancipation sexuelle des jeunes filles au même titre que celle des garçons, la valeur symbolique que représentait la nuit de noces transformait la première expérience érotique du couple en épreuve que chacun s'angoissait de ne pas savoir surmonter. La solennité la rendait redoutable. "Chacun était trop empêtré par ses propres problèmes pour avoir le loisir de penser généreusement à l'autre."
Renversement contemporain
: l'effet pervers des pornos sur les ados !
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Toulouse-Lautrec, "Le baiser"(1892) |
Des études récentes de psychologues et de chercheurs tendent à montrer que nous sommes parvenus à un aberration inverse : la plupart des jeunes gens ont déjà vu de nombreux films X avant d'avoir eux-mêmes vécu un rapport amoureux. Les stéréotypes des "pornos" se superposent à leurs propres émotions, ce qui a pour effet de brouiller le rapport au partenaire. Dans un article du Journal Libération du 23 mai 2002, Michela Marzano, auteur d'un ouvrage nommé Penser le corps ( P.U.F. 2002) précise : "Au lieu de découvrir le sexe et ses mystères en même temps qu'ils construisent leurs premières histoires, au lieu de découvrir l'autre par l'intimité du corps et la fragilité des émotions, ils [les adolescents] s'intéressent à ce que les autres font, à ce qu'il "faut faire" [pour être à la hauteur]". Le discours pornographique, tout en se prétendant libérateur, a en réalité de effets terriblement contraignants : celui ou celle qui ne se conforme pas aux modèles comportementaux des pornos se croit incapable d'assumer sa virilité ou sa féminité. Or - est-il besoin de le rappeler ! - ces modèles comportementaux sont faux : les garçons y sont présentés comme toujours prêts à l'acte, poussés par un instinct irrépressible. Quant aux filles, "elles font non de la tête mais, dans le fond, elles acceptent tout", indifférentes à l'usage qu'on fait de leur corps. Ainsi, pour ceux qui prennent ces schémas pour la réalité, la parole des filles n'a plus aucun sens.
Jean Pierre Bouchard, psychologue et criminologue, confirme que le problème du porno est qu'il n'y a pas de reconnaissance de l'autre comme pouvant avoir des désirs différents. Pourtant, dans la réalité des rapports, c'est parce que l'autre échappe toujours comme liberté et mystère de sensualité qu'on continue à le désirer. Dans les pornos en revanche, les personnages se manipulent les uns les autres comme des objets que l'on consomme. Parce que tout est montré (alors que le désir se nourrit de mystère et de manque), le porno va chercher du coté des transgressions (de la violence et du "crade") les ressorts d'une excitation qui n'est qu'un ersatz contrefait du désir l'amoureux.
Toulouse-Lautrec," Lassitude" |
Il a fallu à l'Occident une longue histoire de libération des moeurs pour qu'on ose publiquement évoquer le thème de la frustration sexuelle de nombreuses femmes. Dans les productions cinématographiques, il semble que le détour par l'exploration de l'homosexualité masculine ait été nécessaire pourqu'apparaisent enfin des films qui fassent de la frustration des femmes le coeur de leur propos. On citera notamment Romance X de Catherine Breillat.
Dans l'antiquité grecque et romaine, comme dans toutes les sociétés patriarcales, il n'était pas question de revendiquer entre l'époux et l'épouse une parité des plaisirs érotiques. Le témoignage de Démosthène est sur ce point éloquent : "Nous avons de hétaïres (courtisanes) pour les plaisirs de l'esprit, des pallages (servantes appartenant au gynécée) pour le plaisir des sens et des épouses pour nous donner des fils". Aristote (repris plus tard par Montaigne L.III, chap.Vet L. I, chap. XXX) précisait qu'il faut "toucher sa femme prudemment et sévèrement de peur qu'en la chatouillant trop lascivement le plaisir ne la fasse sortir des gonds de la raison..."
A une époque où la femme choisissait rarement son mari, et où, de toute façon, sa fidélité était requise même si son désir avait cessé, il semblait logique que l'époux légitime prenait un risque gratuit s'il éveillait la sensualité de sa femme, puisqu'il pouvait ainsi disposer son épouse à chercher le plaisir dans d'autres bras. La frustration sexuelle des femmes était donc délibérément acceptée et organisée par les hommes. Eux-mêmes trouvaient avec leurs servantes ou dans la fréquentation de prostituées la dextérité et l'abandon qu'ils n'osaient cultiver dans l'intimité érotique de leur couple officiel. "Le mariage a comme corrélatif immédiat la prostitution[... ]Par prudence, l'homme voue son épouse à la chasteté, mais il ne se satisfait pas du régime qu'il lui impose." (Tome II, p. 429)
Dans son ouvrage Le Mariage, Léon Blum eut le courage d'avouer tout haut qu'une jeune fille court un terrible risque en s'engageant à coucher toute sa vie et exclusivement avec un homme qu'elle ne connaît pas sexuellement ! Au XVIIIème siècle, Diderot dénonçait la frustration sexuelle dans laquelle les femmes était trop souvent laissées par leur mari : "Plusieurs femmes mourront sans avoir éprouvé l'extrême de la volupté... J'ai vu une femme honnête frissonnée d'horreur à l'approche de son époux ; je l'ai vue se plonger dans le bain et ne se croire jamais assez lavée de la souillure du devoir... la soumission à un maître qui lui déplaît est pour elle un supplice." (Sur les femmes)
Les "devoirs
conjugaux" : une forme légale de "prostitution" ?
la femme au foyer : hypocrisie et marché
de dupes !
Plutôt que de s'aventurer sur la question de la parité des plaisirs sexuels entre époux et épouse, on a admis longtemps que l'acte sexuel est de la part de la femme un service qu'elle rend à son mari ; il prend son plaisir, elle lui donne des enfants, il lui doit en échange une compensation en terme d'entretien et de protection. Il était donc tacitement admis qu'en échange de ce service sexuel, la femme était autorisée à se laisser entretenir, et longtemps la morale bourgeoise l'y exhorta. Certes, la gestion intérieure de la maison et le soin des enfants lui était déléguée... Ce qui fut par certains assimilé à un travail. On parla "d'égalité dans l'inégalité", expression volontairement ambiguë qui voulait laisser penser à une égalité de respect et de dignité entre le mari et l'épouse, dans l'inégalité des fonctions et des apports matériels de chacun.
A l'épreuve des faits, les querelles de couple dans les foyers où la femme est entretenue par son époux révèlent la dissymétrie de la situation et des attentes, la femme au foyer n'ayant pas d'autres moyens d'exister et de montrer sa valeur.
Dans l'éducation traditionnelle, la virginité de la jeune fille est considérée comme son joyau ; ayant été élevée avec pour seuls objectifs le mariage et le bonheur de l'homme, elle investit psychologiquement d'une valeur absolue le don de soi à son époux. De là vient, dans les disputes entre époux, l'équivocité des mots donner et prendre : elle se plaint de tout donner, il proteste qu'elle lui prend tout. La racine du mal vient du fait qu'on trompe les femmes en les persuadant qu'elles possédent un prix infini ; en vérité, elle est pour l'homme seulement une distraction, un plaisir, une compagnie, un bien parmi d'autres ; sa vie à lui est aussi ailleurs...
Avec beaucoup d'ironie Simone de Beauvoir précise qu'il faut que la femme comprenne que"les échanges - c'est une loi fondamentale de l'économie politique - se règlent selon la valeur que la marchandise offerte revêt pour l'acheteur, et non pour le vendeur."
Par exemple, la valeur du temps passé ensemble n'est pas la même pour l'un et l'autre quand la femme ne travaille pas. Pour la femme dépendante et oisive qui s'ennuie, la présence de l'homme est un pur profit : sa compagnie l'aide à "tuer le temps" en se donnant l'illusion de faire quelque chose... Par contre, pour un homme normalement intégré à la société, le temps est une richesse positive : pendant la soirée que l'amant passe dans l'intimité avec sa maîtresse, il pourrait faire un travail utile pour lui ou se distraire, le temps qu'il passe avec elle est arraché à ses projets, il peut légitimement l'espérer léger, heureux et sensuel. Avec lucidité S. de Beauvoir souligne qu'en de nombreux cas, ce qui intéresse le plus clairement l'homme dans une liaison, c'est le gain sexuel qu'il en tire, ce qui signifie qu'à la limite"il peut se contenter de passer avec sa maîtresse le temps nécessaire à l'acte amoureux" ; en revanche la femme attend qu'on s'occupe d'elle d'avantage . "Tel le marchand qui ne vend des pommes de terre que si on lui prend aussi des navets - elle ne cède son corps à l'amant que s' il prend aussi le temps de lui faire la conversationet de sortir avec elle."
Quand la femme paraît réclamer trop d'attention, elle devient importune, "étouffante", "collante"; la femme prudente modère alors ces exigences mais au prix d'une frustration : elle estime que l'homme l'a au rabais. De là, s'explique la cruauté dont la femme est capable. Viscéralement convaincue de la haute valeur que représente le don total de sa personne, la femme au foyer est révulsée à l'idée d'être réduite à quémander de l'attention. Elle est intimement persuadée qu'elle est en droit de tout demander puiqu'elle a tout donner. S'expliquent encore aujourd'hui ces divorces qui semblent d'un autre âge où la femme parce qu'elle a été entretenue par son époux demande de l'être toujours même s'ils sont séparés !
Toute l'éducation des femmes a été un vaste mensonge. "La société lui ment en exaltant la haute valeur de l'amour, du dévouement, du don de soi et en lui dissimulant que ni l'amant, ni le mari, ni les enfants ne seront disposé à en supporter la charge encombrante." (p. 649 ; voir aussi Pierre bourdieu, La domination masculine p. 38). Beaucoup de femmes ont accepté allègrement ces mensonges parce qu'ils les invitent à suivre la pente de la facilité. Dès son enfance on dupe et corrompt la femme en lui désignant comme sa vocation cette démission qui tente tout existant "angoissé de sa liberté". On a élèvé la femme sans lui enseigner la nécessité d'assumer elle-même son existence. Elle s'est longtemps laissée aller à compter sur la protection, l'amour, le secours, la direction d'autrui ; elle s'est "laissée fasciner par l'espoir de pouvoir sans rien faire réaliser son être".
D'ailleurs, tant que les métiers qu'on proposait aux femmes demeuraient ingrats et mal payés, il était naturel que les femmes soient tentées par cette facilité de la condition de femmes au foyer. Le mariage était souvent une carrière plus avantageuse que beaucoup d'autres. Surtout si la jeune femme (ou sa famille) était habile dans le choix de l'époux.
Simone de beaucoir conclut qu'étant donnés l'histoire et l'éducation de l'homme et de le femme, il y a pour eux deux façons de céder à la facilité : "la femme poursuit un rêve de démission, l'homme un rêve d'aliénation". Mais chacun est alors victime de soi comme de l'autre : l'homme est rongé par le souci de se montrer "mâle", important, supérieur ; "il joue des comédies afin qu'on lui en joue". Et comme l'a montré Pierre Bourdieu, cette comédie est pour lui à la fois puérile et épuissante. Pour en savoir plus lire nos pages de synthèse de La Domination masculine
Simone de Beauvoir en 1949, achève le Deuxième sexe par une revendication qui est devenue un droit et un fait en Europe, mais qui est loin d'être acquise partout dans le monde : "Si dès l'âge le plus tendre, la fillette était élevée avec les mêmes exigences et les mêmes honneurs, les mêmes sévérités et les mêmes licences que ses frères, participant aux mêmes études et aux mêmes jeux, promise à un même avenir, entourée de femmes et d'hommes qui lui apparaissent sans équivoque comme des égaux (...) la jeune fille ne cherchant pas dans le mâle un demi-dieu - mais seulement un ami, un partenaire - elle ne serait pas détournée d'assumer elle-même son existence." Nous avons voulu montrer que c'est ainsi seulement que l'érotisme et l'amour seraient libérés de toute "arrière pensée transactionnelle." Chacun des deux partenaires érotiques étant totalement autonomes financièrement et investis dans d'autres champs d'activité, on aurait éliminé, du moins au sein des couples, l'hypocrisie des rapports où l'un utilise ses charmes pour obtenir de l'autre ce qu'il aurait pu avoir par lui-même s'il disposait de ressource propre ! Nou signalons que Pierre Bourdieu achève La domination masculine sur cet idéal du couple : nous vous invitons à lire les pages 118- 119 pages (elles-même très nourries, de l'évocation par J. P. Sartre des "moments parfaits" de l'amour.)
Toutes les pages du Deuxième
Sexe ici référencées renvoient à
l'édition de poche Folio/Essais (tome
I et II)
Bonne lecture !
Pierre Bourdieu, La Domination masculine (1998)
"Il suffit
que les hommes s'emparent de tâches réputées féminines
et les accomplissent hors de la sphère privée pour qu'elles
se retrouvent par là-même ennoblies et transfigurées...
comme le rappelle la différence qui sépare le couturier
de la couturière, le cuisinier de la cuisinière..."
p. 66
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Honoré Daumier, |
Légende : "Je t'ai épousé pour charmer mon existence et il n'y a rien qui me fait plaisir comme de ne rien porter du tout !
Dans La Domination masculine, Pierre Bourdieu analyse les structures de domination sexiste dont les ressorts sont d'autant plus efficaces qu'ils sont cachés au cur des individus, dans leurs désirs et leur sentiment de puissance ou d'impuissance. Pierre Bourdieu cite ainsi (p. 68) des expériences "d'impuissance apprise" : de nombreux transsexuels en passant de l'état d'homme à celui de femme ont senti que, dans des situations qui n'avaient pourtant rien de "sexuelles", les attentes sociales se modifiaient, et corrélativement, leur propre sentiment quant à leur capacité : " Plus j'étais traitée comme une femme, plus je devenais femme... Si l'on pensait qu'une valise était trop lourde pour moi, inexplicablement je la jugeais telle, moi aussi... Si j'étais censée être incapable de faire des marches arrières ou d'ouvrir des bouteilles, je sentais étrangement que je devenais incompétente". C'est une confirmation expérimentale de la thèse formulée par Simone de Beauvoir à la première ligne du second tome du Deuxième sexe : "On ne naît pas femme, on le devient." Du moins, les femelles des humains deviennent des "femmes", le terme étant entendu comme l'envers de "l'Homme" avec toutes les connotations que la tradition sociale a logntemps associées à ce dernier précisément, pour évincer la femme comme partenaire à part égale dans la gestion du monde. Ainsi, disait-on - et dit-on toujours dans certaines contrée - la femme s'oppose à l'homme comme la passivité s'oppose à l'activité, le mou au dur, la faiblesse à la force, la nuit au jour, l"obscurité à la lumière... Mais cette classification et ce découpage du réel ne sont rien moins que neutres. Ils sont déjà saturés de valorisations insidieuses et de connotations normatives ; tout l'ouvrage de Pierre Bourdieu cherche à les débusquer.
Il convient d'alerter les futurs lecteurs de ce livre : c'est un ouvrage essentiel mais le début du texte est très dense ; comme si Pierre Bourdieu voulait mettre à l'epreuve son lecteur, tester sa bonne volonté de lecture ; nous rappelons que c'est une technique que recommandait déjà Platon afin de mettre un texte à l'abri de la bétise chaque fois que le sujet traité pouvait "racoler" un public paresseux...
il s'agit pour Pierre Bourdieu de montrer qu'on ne dispose souvent pour penser la différence homme /femme que de catégories elles-mêmes structurées par cette opposition : "On emploie comme instruments d'analyse et de connaissance, des catégories qui devraient être objets d'analyse."
Le détour par l'étude des rapports homme-femme en kabylie montre (au-delà des différences de structures économiques de production), la récurrence de la domination symbolique puisque les mêmes schémas se retrouvent chez les paysans montagnards Kabyles et dans la grande bourgeoisie anglaise. Nous vous recommandons la lecture des pages 77 à 87 où Pierre Bourdieu analyse avec une finesse littéraire magistrale, La Promenade au Phare de Virginia Woolf.
La force de l'ouvrage de Pierre Bourdieu réside essentiellement en deux points :
1) D'une part, il montre comment l'éducation des femmes à la "féminité" les amène à être, elles-même, le relais et les complices ( le plus souvent inconscientes) de cette domination masculine. (Voir notamment les pages 70 à 75, l'être féminin comme être perçu et p. 26-27, l'analyse des motivations qui poussent les femmes dans les rapports hétéro-sexuels à simuler l'orgasme.)
2) D'autre part, Pierre Bourdieu montre que les hommes sont eux-mêmes victimes de cette construction historique qui les voue à réaliser un idéal de virilité qui a ses propres effets pervers.
Le devoir de "virilité"
Les usages et les représentations dominantes véhiculent leurs attentes et pérennisent des stéréotypes : l'état d'homme implique ses propres contraintes, avec notamment le devoir d'affirmer sa virilité en toutes circonstances et de multiplier les signes de masculinité. Cette virilité doit être validée, attestée, reconnue par d'autres hommes, des "vrais". Ainsi s'expliquent beaucoup de comportements de prises de risques gratuits dans les milieux masculins : par exemple dans les métiers du bâtiment, les bravades destinées à dénier ou défier le danger trouvent leur principe paradoxalement dans la peur de "perdre la face" devant les "copains" et de se voir renvoyé aux catégories (prétendument typiquement féminines), que stigmatisent les sobriquets de "mauviettes","femmelettes", "pédés" etc. Pierre Bourdieu note que "ce qu'on appelle courage s'enracine ainsi parfois dans une forme de lâcheté". Pour s'en convaincre, il évoque toutes les situations où pour obtenir d'individus des actes violents sur eux-mêmes ou sur autrui les structures de pouvoir utilisent la crainte "virile" de s'exclure du monde des "hommes", des "durs". Pierre Bourdieu cite à ce propos non seulement la cruauté des tortionnaires et la dureté auxquelles les "petits chefs" se croient tenus, mais aussi les phénomènes de viols collectifs dans les bandes de délinquants [p.58] ("variante déclassée de la visite collective au bordel - si présente dans les mémoires d'adolescents bourgeoi" voir notre analyse de l'économie de la débauche "). A propos du viol collectif, phénomène qui est, hélas, en recrudescence, Philophil recommande de lire ou voir la pièce d'Israël Horovitz, Le Baiser de la veuve.
De nombreux rites collectifs dans l'armée, les internats,
les prisons, bien sûr, mais aussi dans les entreprises (voyages d'entreprise,
expériences de dynamisation de groupe) comportent de véritables
épreuves de virilité orientées vers le renforcement de
solidarités "viriles". Pierre Bourdieu dévoile l'enjeu
de ces méthode : les hommes tenus de se montrer inflexibles et durs avec
eux-mêmes sous le regard de leurs pairs, auront moins de difficulté
et de scrupules à se montrer inflexibles et durs avec les autres (dans
la gestion des licenciements par exemple.) L'auteur conclut : "La
virilité, on le voit, est une notion éminemment relationnelle,
construite devant et pour les hommes et contre la féminité, dans
une sorte de peur du féminin et d'abord de soi-même."
(p. 59).
Nous ajoutons qu'il a fallu attendre le dernier film
de Pedro Almodovar, Parle avec elle, pour commencer à voir
des héros masculins pleurer de douleur amoureuse à l'écran.
Le devoir de "virilité", conçu sur un mode archaïque,
a longtemps privé les hommes de la vérité de leur émotion.
Plus loin (p. 86) Pierre Bourdieu ajoute "les hommes (par opposition aux femmes) sont socialement institués et instruits de manière à se laisser prendre comme des enfants à tous les jeux qui leur sont socialement assignés et dont la forme par excellence est la guerre." Nous renvoyons en lien hypertexte à l'étude de Mars ou la guerre jugée. Le fait que parmi les jeux constitutifs de l'existence sociale, ceux que l'on dit "sérieux" ont pendant longtemps été réservés exclusivement aux hommes "contribue à faire oublier que l'homme est aussi un enfant qui joue à l'Homme", le pire étant, bien sûr, qu'il se prend au sérieux et parvient ainsi à imposer comme politique générale son caprice de domination.
Complicité du dominé
L'éducation traditionnelle des femmes leur a donné le privilège tout négatif de n'être pas dupes des jeux masculins. C'est ce que montre, entre autres, le personnage, de Mrs Ramsay dans La Promenade au phare. Elle est étrangère aux jeux de pouvoirs et à l'exaltation obsessionnelle du moi qu'ils imposent. Dans les échanges intellectuels entre les collègues et amis de son mari, elle voit clairement que les prises de positions théoriques, en apparences les plus pures, n'ont souvent pour principe que le désir de "se mettre en avant".
Mais les femmes sont rarement assez libres pour se contenter de sourire avec une indulgence ironique ou même de dénoncer la puérilité de ces disputes. Toute leur éducation les prépare à entrer dans le jeu "par procuration". Nombre d'enquêtes ont montré que les femmes tendent à mesurer leur réussite à celle de leur mari. Elles épouseront donc les causes de celui-ci (ou de leur fils). Elles mettront à leur service, la perspicacité et la finesse de leur intuition. Pierre Bourdieu montre avec brio comment cette "intuition féminine" est, elle-même, le produit de la domination masculine : la femme dominée est tenue de devancer les désirs masculins, et a tout intérêt à pressentir les désagréments qui pourront lui être reprochés ; un long "habitus" a rendu les femmes plus sensibles aux indices non verbaux (le ton notamment) et à l'implicite d'un dialogue (p. 37). Toute cette perspicacité, elles la mettront donc au service de la réussite d'un Autre auquel elles s'identifient. Ces femmes renoncent ainsi à exercer leurs talents par elles -mêmes dans des projets qui pourraient non seulement être pleinement créatifs mais imposer de nouveaux codes collectifs en rompant avec les jeux traditionnels du pouvoir.
Honoré daumier, Moeurs
conjugales, |
Légende
:
-Tiens, vois-tu nos chiffres ne sont pas encore effacés ! Ô Sophie,
c'est ici que j'obtins ton coeur.
- Taisez-vous donc Théophile... si on nous entendait !
Le salut par l'amour
Le dernier chapitre, en forme de post-scriptum, fait l'analyse et l'éloge de "l'amour pur". Pierre Bourdieu souligne que cette invention historique récente a partie liée structuralement avec l'art pour l'art. (cf. Les Règles de l'art. Genèse et structure du champ littéraire, 1992).
L'amour véritable, tant qu'il dure, est la mise en suspens des rapports de forces au sein du couple. C'est une trêve miraculeuse où les stratégies de domination sont abandonnées. Apparaît alors la possibilité d'une relation pleinement réciproque autorisant l'abandon et la remise de soi dans la reconnaissance mutuelle de la valeur de chacun.
Cette reconnaissance mutuelle permet à chacun de se sentir pleinement "justifié d'exister" jusque dans les particularités les plus contingentes de son être. (Pierre Bourdieu reprend ici la célèbre analyse de Sartre). Les échanges sont désinstrumentalisés et fondés seulement sur "le bonheur de donner du bonheur", sans l'arrière pensée d'un calcul d'intérêt à court ou long terme. " L"amour pur ne se rencontre sans doute que très rarement dans sa forme la plus accomplie... mais la dyade amoureuse [est alors dotée] d'une puissante autarcie symbolique qui la rend capable de rivaliser victorieusement avec toutes les consécrations que l'on demande d'ordinaire aux institutions et aux rites de la "société", ce substitut mondain de Dieu." La conclusion reprend donc des intuitions politiques de Denis de Rougemont dans L'Amour et Occident. (1938)
Les pages de référence
renvoient à l'édition du Seuil
mais il existe aussi, maintenant, une édition de poche ! |
Pompéï, Ier
siècle apr.J.-C.
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L'épouse serait-elle un cadeau empoisonné ?
Quel intérêt à se marier ?
La question de savoir s'il faut ou non se marier a été pendant longtemps un objet de discussion. Une ample littérature l'atteste, qui balance les avantages et les inconvénients du mariage. Les même arguments et contre-arguments sont récurrents : le mariage offre, avec une épouse légitime, une descendance honorable, mais il multiplie aussi les soucis lorsqu'on doit supporter sa femme, surveiller ses enfants, subvenir à leur besoins et affronter parfois leur maladie et leur mort...
Le mythe de Pandore exprime symboliquement cette ambivalence du rapport de l'homme à la femme dans le couple : Pandore est terriblement belle, les dieux l'ont, dit-on, parée de tous les dons (c'est d'ailleurs le sens étymologique de son nom) ; mais derrière son joli sourire, Pandora est un ventre insatiable qui ne cesse d'engendrer de nouvelles bouches à nourrir. Par elle, la nécessité du travail est entrée dans le monde des hommes. La Théogonie d'Hésiode présente donc la femme et le mariage comme un piège ! Le sage Prométhée avait d'ailleurs prévenu son frère de ne rien accepter des Dieux depuis qu'il leur avait dérobé le feu pour l'offrir aux hommes. Dans le mythe, Pandora est présentée comme une machine de guerre inventée par Zeus pour désoler les hommes ; ce don est un instrument de vengeance céleste ; ce qui signifie en substance que la femme serait un cadeau empoisonnée !
La conscience claire des contraintes du mariage a conduit les Épicuriens et les Cyniques à lui préférer l'amitié qui est davantage compatible avec le souci d'autonomie du sage : aimer d'amour, c'est dépendre de celui (celle) qu'on aime, c'est suspendre son propre bonheur aux caprices d'un autre. Or celui qui dépend de ce qui ne dépend pas de lui s'expose délibérément à être malheureux... Le bonheur est dans l'autonomie, le mariage comme la passion amoureuse lui sont donc diamétralement opposés. Le souci de soi implique une forme douce de célibat. Les Épicuriens ne s'interdisent pas à l'occasion les plaisirs de la volupté érotique, mais refusent de s'engager dans un état de dépendance.
En revanche, les Stoïciens, notamment ceux de l'époque impériale, sont majoritairement favorables au mariage. A leurs yeux, la finalité de la vie n'est pas tant le bonheur que l'accomplissement de la nature spécifique de chaque être. Or, pour eux, l'homme est sans aucun doute un "animal conjugal" : une tendance naturelle le porte non seulement à s'unir pour procréer mais aussi à partager une vie de couple. Ce principe étant posé, l'art de la conjugalité fait partie intégrante du souci de soi ! Dans le troisième tome de l'Histoire de la sexualité, Michel Foucault retrace cette évolution des mentalités qui s'opéra entre le IIème et le Ier siècle de notre ère.
La pratique matrimoniale
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Le mariage : une tactique économique et dynastique.
Dans le troisième tome de l''Histoire de la sexualité (1984) , Michel Foucault étudie l'évolution des formes du mariage dans l'Antiquité grecque et romaine. Reprenant les propos de Paul Veyne, il souligne que "dans la société païenne, tout le monde ne se mariait pas, loin de là..." Le mariage, quand il existait, correspondait à une tactique économique et dynastique : organiser des alliances entre familles puissantes et transmettre à ses descendants (plutôt qu'à d'autres membres de la famille ou à des fils d'amis) le nom, le patrimoine et les privilèges de caste qui leur étaient politiquement associés. Dans sa forme ancienne, le mariage n'avait de raison d'être que pour ceux qui pouvaient développer de telles stratégies.
Lorsque les gains de prestige et de richesse des classes privilégiées dépendirent plus de leur proximité avec le Prince que des seules alliances entre groupes familiaux, le mariage devint plus libre dans le choix de l'épouse comme dans la décision pour les hommes de se marier ou non.
Quant aux pauvres (bien qu'on dispose de peu de témoignages), Michel Foucault admet que deux préoccupations économiques pouvaient influer sur leurs pratiques matrimoniales : "l'épouse et les enfants pouvaient constituer une main d'uvre utile pour l'homme libre et pauvre ; mais d'un autre côté, il y a un niveau économique au-dessous duquel un homme ne peut pas espérer entretenir une femme et des enfants."
A l'époque impériale, l'étude des inscriptions tombales montre la relative fréquence et la stabilité des mariages dans les milieux qui n'étaient pas ceux de l'aristocratie. Il y eut même des mariages entre esclaves.
Le mariage : du contrat familial à l'acte juridique, l'évolution des obligations.
Le mariage a d'abord été un acte privé, relevant de la seule autorité de la famille, sans aucune intervention des pouvoirs publics. En Grèce ancienne comme à Rome, il fut un temps où le mariage n'était pas un acte juridique mais une transaction privée : il s'agissait de transférer symboliquement au mari l'autorité exercée jusqu'alors par le père. L'affaire était conclue entre deux chefs de famille, l'un effectif, l'autre le devenant par le mariage (voir à ce propos notre présentation de la femme comme objet d'échange). Progressivement, c'est-à-dire entre le IIème et le Ier siècle de notre ère, le mariage déborde la sphère privée et devient un acte public : que ce soit un fonctionnaire ou un prêtre qui officie, c'est toujours la cité entière qui est prise à témoin. La "publicisation" du mariage va de pair avec l'apparition de nouvelles lois, notamment la fameuse loi De adulteriis qui transfère à la puissance publique un devoir de sanction qui relevait jusque là de l'autorité familiale.
De
l'adultère
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Pompéï, maison
du Centenaire
Ier S. apr. J.-C. |
L'histoire de la condamnation de l'adultère est révélatrice d'une évolution des mentalités quant aux devoirs de l'époux. En effet, les premières juridictions condamnaient pour adultère la femme mariée qui avait commerce avec un autre homme ainsi que l'homme qui avait commerce avec une femme mariée (l'époux qui aurait eu, par ailleurs, un commerce sexuel avec une femme non mariée n'était donc pas l'objet de condamnation...) Des traces de cette conception sont encore perceptibles dans les Entretiens ( II, 4, 2-3 ) d'Epictète. Lorsque l'auteur recommande aux hommes d'être fidèles, il ne vise pas essentiellement l'harmonie interne du couple mais les rapports de bon voisinage entre hommes appartenant à la même cité. L'adultère est aux yeux d'Epictète une faute parce qu'il porte atteinte au tissu social qui devrait lier tous les hommes dans un sentiment d'amitié.
Michel Foucault note que progressivement l'évolution juridique tend à restreindre les libertés de l'époux : il lui devient interdit d'installer une maîtresse ou un "mignon" dans sa maison ou de posséder une autre maison dans laquelle il pourrait entretenir une concubine. Cl.Vatin, cité par M. Foucault, conclut : "C'est la liberté sexuelle du mari qui est en cause ; la femme sera maintenant tout aussi exclusive que l'homme." Recherche sur le mariage et la condition de la femme mariée à l'époque hellénistique. Du moins, des préceptes sont formulés en ce sens, même si la réalité des faits met du temps à changer.
En témoignent les modifications du jugement vis à vis des amours ancillaires, - ce que les historiens nomment dans un raccourci pudique " le problème de la servante" : "L 'esclave est à ce point admise comme objet sexuel appartenant au cadre de la maisonnée qu'il pouvait apparaître impossible d'en interdire l'usage au maître de maison, même marié..."
En effet, pendant longtemps, le plaisir sexuel que l'époux prenait avec ses servantes était compris dans ses privilèges de maître : tout dans la maison lui appartenait, l'épouse comme les esclaves... Tout en continuant de recommander aux épouses d'être tolérantes envers les écarts de leur mari, l'évolution des mentalités vit, de plus en plus, dans ces débauches, une manifestation de la faiblesse des hommes et non plus un privilège inclus dans leur statut de maître de maison.
Certes, on persistait à ne pas tolérer que l'épouse s'autorise les mêmes libertés avec les esclaves mâles de la maison, mais on recommandait à l'époux plus de mesure dans ses frasques et on condamnait moralement l'homme qui chagrine sa femme pour de si vulgaires plaisirs alors que l'affection d'une épouse offre d'autres joies, à la fois plus nobles, plus tendres et finalement plus intenses...
Les plaisirs
sexuels enfin reconnus comme le ciment du couple, c'est-à-dire
le meilleur facteur d'intensification de la relation.
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Pompéï, Ier
S. apr.J.-C.
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Mais, le couple devenant le seul lieu licite du plaisir sexuel et la vie commune étant maintenant reconnue comme la seconde grande finalité du mariage (avec la procréation d'enfants), les plaisirs sexuels sont désormais valorisés parce qu'ils constituent le plus puissant facteur de rapprochement entre époux... Parmi tous les types de plaisirs érotiques imaginables, c'est désormais la considération de l'intérêt du couple qui est censée discriminer le permis du défendu. "Le régime des Aphrodisia trouve là son principe de limitation interne..." L'obligation de faire de son épouse une compagne à laquelle on ouvre son âme impose qu'on la traite à la fois avec respect et sollicitude.
Cette valorisation des plaisirs sexuels comme ciment du couple est clairement énoncée par Plutarque dans Le Banquet des sept sages : l'interlocuteur - Mnésiphile - fait remarquer que "dans tout art ou pratique, l'uvre n'est pas dans la manipulation des outils et des matériaux mais dans ce que l'on veut faire : l'uvre ["l'ergon"] de l'architecte ne consiste pas dans le mortier qu'il mélange, mais dans le temple qu'il construit... De la même façon, la tâche d'Aphrodite n'est pas dans la simple relation et conjonction des corps ["sunousia", "meixis"]: elle est dans le sentiment d'amitié, le besoin, les relations et le commerce réciproque ["sunetheias"]. Le rapport sexuel, dans la vie conjugale, doit servir comme un instrument pour la formation et le développement de relations affectives symétriques et réversibles... Aphrodite est l'artisan qui crée la concorde et l'amitié entre hommes et femmes, car à travers leurs corps et sous l'effet du plaisir, elle lie et fond en même temps les âmes." Plutarque, Le Banquet des sept sages, 156 c-d.
D'ailleurs à la même époque, la reconsidération des plaisirs qu'un homme peut légitimement tirer de sa vie conjugale est au cur du revirement de mentalité qui devait dévaloriser les amours entre garçons, jadis très prisés par les Hellènes.
Vase grec à figures
noires VIè s. av.J.-C.
|
Pour les platoniciens, seul le second est conforme à l'essence du véritable amour, le premier n'en est qu'un simulacre, une grossière copie.
En suivant cette logique, deux raisons disqualifient l'amour des femmes.
Michel Foucault souligne que parmi les philosophes grecs l'amour des garçons avait été valorisé précisément parce qu'il devait s'affranchir des plaisirs physiques. On citait abondamment comme modèle à imiter la maîtrise de Socrate devant les avances du bel Alcibiade. Certes des détracteurs ont toujours dénoncé "l'hypocrisie pédérastique... L'amateur de garçons aime à se donner l'air d'un philosophe et d'un sage mais il n'attend qu'une occasion [pour s'adonner aux plaisirs de la volupté]" . Or pour les mentalités antiques, l'amour physique des garçons était bien difficile à penser. Michel Foucault résume ainsi le "dilemme de l'éromène" : soit le jeune homme est vertueux et l'éraste ne peut obtenir de plaisir qu'en lui faisant subir une violence (ce qui suscite de la part du jeune homme colère et désir de vengeance) ; soit le jeune homme consent et il prouve ainsi qu'il prend du plaisr à être "passif", ce qui autorise les mentalités très machistes de l'époque à le disqualifier comme un être "efféminé".
Les amours entre garçons étaient donc un bon révélateur de la place accordée aux plaisirs sexuels dans le bel amour : soit les plaisirs physiques sont à exclure et les amateurs de garçons n'ont pas à les toucher ; soit on accepte que les voluptés physiques prennent place dans l'amour et il n'y a aucune raison d'exclure pour ce motif l'amour d'une épouse.
Les apologistes du mariage vont plus loin. Ils soulignent que la complémentarité naturelle de l'homme et de la femme offre, quand le désir physique est partagé, la meilleure forme de relation. Le "doux consentement" de la femme y est favorisé par les dispositions naturelles des organes et cet "acquiescement" voluptueux entretient les réciprocités affectives dont le mariage a besoin.
Par comparaison, dans l'amour des garçons, les différences d'âge et de statut entre l'éraste et l'éromène sont pointées comme des handicaps ne permettant qu'une relation déséquilibrée et dissymétrique. Cette dissymétrie entre l'amant et l'aimé avait été valorisée dans l'érotique platonicienne (la belle apparence du jeune homme, enflammait le désir de se surpasser, et la sagesse de l'homme mûr initiait le jeune homme à la vertu). Elle est maintenant contestée par un autre modèle relationnel qui privilégie le mariage parce que les plaisirs physiques sont partagés dans la réciprocité et qu'ils interviennent naturellement comme revitalisation des échanges au sein du couple.
Plutarque dans son Dialogue sur l'amour laisse entendre que, dans les meilleurs des cas, "l'attrait pour les garçons et pour les femmes procède d'un seul et même Amour". (751 e-f.) Mais, faute de reconnaître explicitement que les plaisirs érotiques entre adultes se nourrisent de la réversibilité des positions de dominant et dominé (actif/passif), il était plus facile de valoriser la réciprocité affective dans l'hétérosexualité du couple conjugal (où le jeu avec la différence est naturellement représenté) que dans les amours entre hommes.
Notons que l'homosexualité féminine (hors du contexte ludique de la prostitution) était par ailleurs impensable pour les mentalités où la maternité était la fonction essentielle de la femme. Cette conception est encore largement partagée au XIXème siècle comme en témoigne, par exemple le scandale suscité par la série de lithographies de Toulouse-Lautrec intitulée Elles, [Voir à ce propos les illustrations de notre analyse de "l'Économie de la débauche."] Entre le Ier et le IIème siècle de notre ère, se mit en place une stylistique de l'amour conjugal appelée à un long avenir.
L'intimité
du couple : une idée neuve !
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Pompéï, IIème
siècl. apr. J.-C.
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Dans un article des Annales ESC publiées en 1978 : " L'amour à Rome", Paul Veyne note aussi cette évolution : "Sous la République chacun des époux avait un rôle à jouer, et une fois ce rôle rempli, les relations affectives entre époux étaient ce qu'elles pouvaient être... Sous l'Empire... le fonctionnement même du mariage est censé reposer sur la bonne entente et la loi du cur. Ainsi naît une idée neuve : le couple du maître et de la maîtresse de maison."
En suivant le témoignage des hommes, (puisque ce sont les seuls dont on dispose !) on peut donc conclure que dans les premiers siècles de notre ère, le mariage devient pour les époux un foyer d'expériences privilégiées dont ils reconnaissent cependant toute la complexité. D'où une suite de paradoxes...
1) A mesure que la pratique matrimoniale cherche ses cautions du coté de l'autorité publique, elle devient aussi une affaire de plus en plus importante dans la vie privée.
2) En même temps que le mariage tend à s'affranchir des seules stratégies économiques et dynastiques, il se généralise à toutes les couches sociales.
3) A mesure que le mariage devient plus contraignant pour l'époux, il l'attire aussi davantage et suscite des réflexions de plus en plus favorables.
Le charme de nouvelles dépendances avouées
La recherche d'une éthique de "l'honneur conjugal" manifeste la complexité du lien qui attache maintenant l'époux à sa femme : la supériorité à la fois statutaire et naturelle qui est reconnue à l'époux s'articule désormais à une affection pour l'épouse qui peut aller jusqu'au besoin et à l'aveu d'une forme de dépendance.
Dans une lettre adressée à son épouse Calpurnia, Pline avoue le chagrin que lui procure son absence : la douleur est physique, l'image de son épouse le hante, il la cherche malgré lui dans ses appartements. Il ne trouve de repos que dans l'affairement des activités politiques. " Représentez-vous ce qu'est ma vie quand je dois chercher le repos dans le travail et ma consolation dans les ennuis et les soucis "( Pline, Lettres, VII, 5)
Deux siècles plus tôt une telle déclaration était improbable ; une véritable inversion des valeurs est en train de s'opérer ! Loin que (comme du temps d'Aristote) l'activité publique et la vie matrimoniale soient comprises sous le principe commun du gouvernement raisonnable, désormais la vie publique devient un pâle substitut des joies domestiques et une simple compensation : "A défaut de trouver chez lui le bonheur que lui procurait sa femme, Pline se plonge dans les affaires publiques ; mais faut-il que sa blessure soit vive pour qu'il trouve dans les ennuis de cette vie à l'extérieur les consolations de ses chagrins privés. " M. Foucault, Histoire de la sexualité, tome 3, p. 98.
Dans bien d'autres textes encore, on voit la relation entre époux se dégager des impératifs de froide gestion de la maisonnée pour se présenter comme une relation singulière entre deux partenaires liés par un jeu complexe de réciprocité affective et de dépendance réciproques - "une relation, donc, qui a sa force, ses problèmes, ses difficultés, ses obligations, ses bénéfices et ses plaisirs propres." p. 99.
Cas particulier : le philosophe doit-il se marier ?
Le choix de l'existence philosophique a semblé souvent incompatible avec le mariage et ce, même parmi les penseurs stoïciens largement favorables à cette institution.
Epictète, lorsqu'il fait le portrait idéal du philosophe, le campe comme un être "sans vêtement, ni abri, ni foyer... sans esclaves ni patrie,... sans ressources", la terre, le ciel et un vieux manteau voilà son seul équipage ! C'est ainsi qu'il peut monter sur la scène pour interpeller les hommes et leur reprocher leur manière de vivre. (Entretiens, III, 22, 4). Les ennuis domestiques ne peuvent que troubler l'âme du sage : "Marié, on est tenu à des devoirs privés" : on doit faire chauffer l'eau de la marmite, accompagner les enfants à l'école, rendre service à son beau-père, procurer à sa femme la laine, l'huile, un grabat un gobelet. (70-71) Toutes ces obligations encombrent le sage et l'empêchent de s'occuper non seulement de lui-même mais aussi du genre humain. Tel un médecin qui doit "faire sa tournée" et "tâter le pouls de tout le monde", le philosophe, s'il est retenu par la charge d'une maison - surtout si son ménage est pauvre - ne pourra se dédier à sa tâche d'éducateur du genre humain. S'il ne peut avoir de famille c'est donc que sa famille est l'Humanité : c'est la charge de l'universel qui détourne le cynique de se consacrer à un ménage particulier.
Détail d'une gravure anonyme de 1815 |
Synthèse d'un article de Michel Field, "De la prostitution", revue Autrement, octobre 1992
Dans un article intitulé "De la Prostitution" et rédigé pour la revue Autrement d'octobre 1992, Michel Field propose un détour par les grandes métropoles occidentalisées du tiers-monde pour mieux cerner le non-dits des rapports entre le sexe et l'argent.
Supposons donc une jeune Ivoirienne qui rencontre un coopérant français dans une boite d'Abidjan ; elle acceptera de passer la nuit avec lui contre "son petit cadeau" ; elle insistera souvent pour le revoir et il n'est pas rare qu'elle devienne sa compagne ou, du moins, une maîtresse régulière. La médiation du "petit cadeau" se fera plus discrète : il l'invitera au restaurant, lui offrira des vêtements ; des services et dons aux membres de la famille de la jeune femme se substitueront à l'échange d'argent proprement dit. Et qui oserait nier que la circulation d'argent et de marchandises constituent une marque d'attention - sinon la mesure même de l'attachement ?
La limite entre prostitution et conjugalité tend alors à se brouiller... Michel Field souligne que ce type de relation fonctionne comme un révélateur : elle permet de penser la prostitution comme une dimension présente au cur de rapports qui croient s'en éloigner et, en premier lieu, le rapport conjugal.
Et Michel Field ose alors émettre une question dérangeante qui tournerait rapidement au jeu de massacre si elle était systématiquement posée : quel rapport y a-t-il entre les flux financiers du couple et la disponibilité sexuelle du corps de l'autre ? Quel rapport entre les conflits générés par la gestion au quotidien du budget et les pratiques sexuelles du couple ?
Ces questions sans doute "tabou"
permettent de traquer dans les formes paisibles de la conjugalité ce
qui est du ressort du rapport prostitutionnel. Nous ajoutons
qu'une analyse des métaphores des techniques de vente : "Il
faut coucher avec le client, lui donner le désir d'acheter " révèle
que cette dimension prostitutionnelle est aussi au coeur de bien d'autres types
d'échanges...
C'est ce que nous verrons dans un prochain dossier consacré à l'argent dans les échanges !
Conquête
de passage, |
Les ouvrières du sexe tarifé !
"Le plus vieux métier du monde", le sexe tarifé, offre un registre de choix pour étudier la complexité et les turpitudes de l'échange. La prostitution, sous ses diverses formes, est au carrefour de problèmes sociaux multiples : les préoccupations sanitaires, le souci des murs et du droit ont amené les plus grands législateurs à prendre position pour encadrer par la loi une pratique qui, de toute façon, a toujours résisté aux volontés politiques d'éradication.
De l'Antiquité à nos jours, toutes les civilisations ont produit leurs formes de prostitution (dans un article rédigé pour la revue Autrement d'octobre 1992, Michel Field en révèle des formes masquées ; pour lire notre synthèse cliquez ici ). Communément, la (le) prostitué(e) est distinguée de la courtisanne (ou du "mignon") qui utilise ses charmes pour sa propre promotion sociale - et d'ailleurs tâche toujours de se ménager un semblant de réputation afin de ne pas perdre tout crédit !
L'individu prostitué, lui, vend clairement ses "faveurs". Le client paye un service et l'argent échangé dédouane chacun de toute autre attention. Certes, la littérature et le cinéma ont longtemps multiplié les scénarii dans lesquels, un client s'amourachait d'une "fille" au point de vouloir l'épouser ; mais les productions contemporaines mettent plus souvent l'accent sur le caractère sordide de l'exploitation sexuelle : si le (la) prostitué(e) vend son corps, peu nombreux sont ceux qui touchent intégralement les subsides de ce trafic et ont choisi volontairement un tel commerce.
Mais la lutte contre le proxénétisme et l'exploitation sexuelle est une préoccupation historiquement nouvelle, elle date du XIXème avec les débuts du féminisme. Les législateurs des temps passés ont surtout cherché à encadrer la débauche afin de mieux la surveiller. Leurs objectifs étaient d'une part, de contrôler l'état sanitaire des prostituées dans l'espoir de lutter contre le développement des épidémies vénériennes et, d'autre part, de protéger la "moralité publique" en délimitant les conditions dans lesquelles ce type d'échanges pouvait s'opérer. Concrètement, il s'agissait de délimiter des quartiers, des rues, des maisons pour ce type de trafic et par là-même de préserver la "sérénité" des autres quartiers.
La prostitution pensée comme un "service public" ...
En octobre 2000, les Pays-Bas ont légalisé la prostitution et autorisé l'ouverture de 700 maisons, les "sexhuizen". 10 000 prostituées, ressortissantes de la Communauté Européenne, ont obtenu parallèlement le statut officiel d'employées. Le ministre néerlandais de la justice, Wijnand Stevens précise que "l'un des principaux buts de cette nouvelle législation est de lutter contre la prostitution contrainte en normalisant la prostitution volontaire". Ce faisant, les Pays-Bas adoptaient officiellement une position idéologique qui fut soutenue au XIXème par les seuls courants anarchistes. Pour eux, la prostituée est une ouvrière comme une autre, vendre son vagin n'étant pas plus infamant que vendre ses bras...
Sur cette question
polémique, Philophil propose un petit historique
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Au salon
de la rue des Moulins |
Faute de pouvoir éradiquer
dans les faits la prostitution, les plus grands législateurs l'ont
autorisée pour mieux la contrôler !
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Au VIème siècle avant J.-C., Solon dota Athènes de plusieurs "maisons d'amour" municipales gérées par un "pornotrophos" et fut largement vanté pour cette institution par ses compatriotes. Rome et Byzance eurent aussi leurs "lupanars assermentés". La conversion de l'Occident au Christianisme ne modifia pas cette pratique, les papes tolérèrent la prostitution dans les Etats de Vatican en se fondant sur la "sagesse" de saint Augustin : "Aufer meretrices de rebus humanis turbaveris omnia libidinibus", De Ordine. ( "Chasse les courtisanes, aussitôt les passions troubleront tout. ")
En effet, au-delà de l'angélisme moral qui voudrait résorber les errances du "sexe"dans la chasteté et l'amour matrimonial, le réalisme social oblige à constater la prolifération de la prostitution clandestine (avec ses réseaux mafieux) dès qu'aucune forme de légalité n'autorise ce type de pratique.
Même Louis IX (saint Louis) dût renoncer à expulser les prostituées hors de son royaume. L'édit de décembre 1254 (par lequel il ordonnait la confiscation des biens des prostituées et leur exil) fut abrogé quelques années plus tard devant le développement de la prostitution clandestine. Il y eut certes des mesures pour imposer aux prostituées le port de signes vestimentaires distinctifs mais leur caractère vexatoire suscita les protestations des intéressés, les prostituées des maisons les plus réputées parvenant même à obtenir des dérogations grâce à leurs réseaux d'influences. Ainsi, à Toulouse, en 1389, les demoiselles de la Grande Abbaye surent être entendues de Charles VI !
Du milieu du XIVème siècle, à la fin du XV la plupart des villes du sud de la France eurent leur "Prostibulum publicum" c'est-à-dire des maisons de tolérance municipales qui venaient s'ajouter à d'autres établissements privés où la prostitution prenait des formes moins officielles ( notamment les étuves, " maison de bains"). Dans les maisons de passe gérées par les municipalités, les prostituées étaient soumises à une visite médicale régulière et, en cas de maladie déclarée, elles étaient censées quitter leurs fonctions pendant toute la durée de leur convalescence. La prostituée prête serment aux autorités municipales, fixe ses prix en accord avec elles et jouit en échange de leur protection ; elle peut ainsi en appeler au roi en cas de litige. La prostitué publique a la faculté de racoler en ville et d'amener son client dans sa chambre (pour laquelle elle paye d'ailleurs un loyer). En échange de cette tolérance, la prostitué s'engage à refuser les clients trop jeunes ou les hommes mariés. Quand les années ont épuisé ses charmes, elle est tenue de se retirer du Bordel municipal. Les plus habiles d'entre elles deviennent tenancières d'autres établissements de jouissances. Certaines réussissent aussi à trouver un époux parmi les bourgeois. L'historien Jacques Rossiaud précise qu'un petit nombre sont mêmes dotées par la municipalité ! (Cf. La Prostitution au MoyenAge, Flammarion, 1988 )
En France, Il fallut attendre 1510 pour qu'un prêtre, Olivier Maillard, (cordelier breton) non seulement dénonce en prêche l'immoralité de la prostitution (et de l'adultère) mais ose aussi s'élever contre la coutume "insensée" qui voulait que les jeunes prêtres fêtent leur première messe dans les bras d'une prostituée.
La dépravation des villes fournissant un argument de poids à la propagande protestante, Henri IV tenta d'abord d'imposer la fermeture des" bordeaux" mais (une fois de plus) devant la recrudescence de la prostitution clandestine, il recula et abrogea les édits de 1560 et 1565 en rétablissant la légalité de la prostitution dès lors que les prostitués cantonnaient leur activité à certaines rues qui leur étaient ainsi "abandonnées".
Le XVIIème fut le temps de l'exclusion, celui du "grand enfermement" selon la célèbre expression de Michel Foucault dans L'Histoire de la folie à l'âge classique. La Salpêtrière fut créée, en 1656 dans le cadre de l'Hôptital Génénal ; cette organisation avait officiellement un but charitable, elle fut en réalité le moyen de débarrasser Paris du spectacle de la misère et de la part la plus voyante du vice.
Plus tard, on exila les prostituées pour peupler les colonies d'Amérique (Antilles, Louisiane et Mississipi) mais jamais aucune mesure ne permit de tarir la pratique de la prostitution.
Les
avancés juridiques
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La visite médicale,
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Joséphine Butler, une Evangéliste britannique
qui bénéficia, entre autres, de l'appui de Victor Hugo, parvint
à faire relever l'âge de consentement sexuel de 13 à 16
ans, ce qui consistait une arme juridique contre la prostitution infantile.
Elle lutta aussi contre la réglementation vexatoire qui soumettait en
définitive les prostituées à l'arbitraire administratif.
En France, elle fit des émules notamment à gauche et parmi les
milieux protestants. En 1882 le livre D'Yves Guyot, La Prostitution,
produisait la somme des thèses soutenues par ce groupe de pression.
Yves Guyot y demandait la suppression de la police des murs qu'il accusait
de collusion avec les bénéficiaires de la prostitution. Il contestait
aussi la qualité du contrôle sanitaire réservé aux
prostituées et demandait pour elles le droit d'être soignées
par les médecins de leur choix.
Toute période de guerre est une période de sexualité débridée : sans parler des phénomènes de viol et de sadisme des bandes armées, l'angoisse de la mort, la précarité du lendemain lève les inhibitions et déchaîne l'appétit de plaisirs... Au sortir de la seconde guerre mondiale, on constate que les maladies vénériennes ont connu une aggravation spectaculaire. En France, les préoccupations hygiéniques rencontrent un autre débat, celui de la lutte contre le proxénétisme. C'est dans ce contexte que retentit la voix de Marthe Richard. Conseillère municipale de la ville de Paris, elle expose, le 13 décembre 1945, un projet visant à la fermeture des maisons de tolérance de la capitale.
"Les femmes ne sont pas des esclaves..; il y a à Paris 190 maison de "tolérance" ou de "rendez-vous" autorisées, qui reçoivent ou hébergent 1400 à 1500 femmes environ... Contrairement à ce qu'on croit les femmes des maisons n'échappent pas à la servitude du souteneur. Elles sont placées par lui dans ces établissements ; il perçoit en échange une somme qui varie de 500 à 200 francs suivant le sujet, par la suite la femme partage son gain avec le tenancier ou le souteneur... La femme est un être humain et non une marchandise !"
Marthe Richard fut suivie par le Préfet de Police de Paris qui ordonna la fermeture des "maisons" du département de la Seine dans un délai de trois mois, sa croisade fut rapidement soutenue par quelques députés qui firent voter par l'Assemblée Constituante la loi n°46685 du 13 avril 1946 qui porte le nom de Marthe Richard et qui impose la fermeture des maisons de tolérance en même temps qu'elle redéfinit le délit de proxénétisme et alourdit la peine de ceux qui le commettent.
Est désormais considéré comme proxénète "celui qui, d'une manière quelconque, aide, assiste ou protège sciemment la prostitution d'autrui, ainsi que celui qui, vivant sciemment, avec une prostituée, ne peut justifier de ressources suffisantes pour subvenir seul à sa propre existence"
Cette femme qui revendique la fermeture des maisons closes est une ancienne prostituée . Elle sait donc aussi qu'un simple décret sera inefficace s'il n'est pas associé à des mesures d'accompagnement : elle demande, entre autres, un corps d'assistantes spécialisées et des maisons de réinsertion appelées à l'époque "maisons de reclassement". En 1952, désabusée par l'inertie administrative, elle avoue : " la loi qui porte mon nom n'a ni arrêté ni enrayé la prostitution."
Débat contemporain : le marché du sexe et la logique des intérêts
Affiche de Toulouse-Lautrec
(1892) |
Il y a un marché du sexe et sa réalité déborde largement les limites de la prostitution légale et clandestine. Cette évidence est au centre de l'uvre de Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte ; par le biais de personnage de Raphaël Tisserand, il montre comment la relative réussite professionnelle de certains ne compense pas leur incapacité à séduire notamment des femmes qui sont maintenant plus exigeantes sur les qualités de leur partenaire parce qu'elles sont autonomes financièrement. (voir p. 54 et p. 99-101 en collection "J'ai lu")
Il y a donc une demande de sexualité de la part d'hommes physiquement ou socialement disgraciés dont le prestige social et le charisme personnel ne compensent pas les handicaps (l'émigré enlaidi par les travaux de force, le handicapé étant les figures limites.) Il y a d'ailleurs des pays comme l'Allemagne qui rembourse aux handicapés qui le désirent une visite mensuelle chez une prostituée.
La demande féminine réciproque existe aussi : depuis longtemps se sont mises en place de soirées dansantes où des femmes mûres ou esseulées trouvent, monnayant finance, un cavalier pour la nuit.
Les pratiques de débauche privée ou collective (prostitution, échangisme) sont jugées comme sordides ou excitantes selon l'économie psychique de chacun ; il est sûr cependant que rares sont ceux qui oseront proclamer en public leur attachement aux lieux de débauche et à la prostitution ; le tabou sur la question révèle la limite du débat démocratique. En revanche, on peut légitimement s'estimer choqué par la surenchère d'exhibitions sexuelles dans la publicité (le "Porno chic"), les émissions et les séries télévisées (le Loft et ses avatars). Ces productions ne laissent pas le choix ou le réduisent (on a vu l'affiche avant de décider de détourner la tête ou de se "rincer l'il"). Quant à la "télé", elle est devenue dans beaucoup de familles une habitude inquestionnée. Plutôt que de vouloir interdire les quelques films qui affichent clairement leur caractère pornographique, n'est-ce pas toute l'exploitation commerciale de l'exhibition sexuelle qui devrait être interrogée, même si elle est prétendue "soft" ?
Mais l'on sait, bien sûr, que le "sexe" fait
vendre... Evidemment, il nous intéresse ! Ce que signifie étymologiquement
le terme même d'intérêt : "être entre "
; le sexe est toujours "parmi nous", "entre nous".
A vous de décider comment vous voulez satisfaire cet intérêt
!
Toulouse-Lautrec |