L'Adoration des Mages par Philippe de Champaigne (1602-1674)

 

L'ADORATION DES MAGES

La représentation d'une inversion axiologique

"...Leurs lourdes richesses s'appesantissent sur le sol en un amas de pierres étincelantes...
Tous ces déserts et ces villes traversés, tout ce monde découvert au-delà de leurs limites avaient pour résultat et pour aboutissement le sourire d'un enfant... "G. A. Jaeger, Docteur es Lettres de L'Université catholique de Fribourg

Analyse du tableau

Philippe de Champaigne (1602-1674) est un peintre janséniste, lecteur et ami de Blaise Pascal (auteur, rappelons-le, du Discours sur la condition des Grands où sont radicalement opposés le respect dû aux vertus morales et celui dévolu aux grandeurs d'établissement).

Au coeur du dessin : la coupe de myrrhe que Balthazar présente à l'enfant Dieu. Mais symboliquement la coupe évoque le calice et ce sont à la fois le Maure et l'esclave noir qui la tendent en signe d'alliance et en gage d'espoir dans le geste de Balthazar. Son regard se pose sur l'enfant, promesse d'un ordre nouveau.

Autour de Balthazar, Melchior et Gaspard sont représentés en vieillards richement parés de velours et d'hermine ; ils se prosternent et inclinent leur regard. A l'arrière plan, les soldats restent debout mais sont intrigués par la scène. L'heure est à la trêve, la paix des coeurs, même si, plus loin, les chevaux se cabrent sous les éperons d'hommes qu'appellent d'autres conquêtes.

A mi-distance, deux jeunes serviteurs se détournent de la scène, l'un attise le feu artificiel d'une coupe d'encens luxueusement sculptée et l'autre caresse la chaîne d'or de l'encensoir. Ils s'absorbent dans ce vain cliquetis.

De l'autre côté de la paroi murale (dont le linteau évoquent aussi la Croix) une envolée d'angelots donne à voir la légèreté et la simplicité d'existence que plus de spiritualité engendrait.

La construction du tableau oppose clairement deux mondes aux valeurs antinomiques : nudité, et simplicité de costume d'une part ; armures, piques, luxe de vêtements et d'accessoires d'autre part. Mais les ports de tête de la mère et de l'enfant rehaussés d'auréoles inversent l'ordre du prestige et confirment ce que la prosternation des mages disait déjà.

Nietzsche, grand lecteur de Pascal et des auteurs antiques, présente le christianisme comme le renversement des valeurs aristocratiques, la revanche des esclaves sur les maîtres.

 

Critique historique

Seul l'évangile de Matthieu fait référence aux mages, Luc évoque la naissance du Christ et l'annonce faite aux bergers par les anges mais sans évoquer la présence d'autres personnalités. Quant à L'évangile de Marc ( sans doute le plus ancien), celui de Paul, ou celui de Jean ( probablement le plus récent), ils ne disent rien sur la naissance de Jésus.

Les preuves historiques manquent aussi et surgissent des contradictions entre les textes saints et les données historiques : Matthieu situe les événements sous Hérode. Luc parle d'un recensement et place la naissance de Jésus sous le gouvernement de Quirinius en Syrie mais historiquement celui-ci ne prit ses fonctions qu'en 6 après J.C. Quant au recensement, il y en eut effectivement un fameux (et fort impopulaire) mais il fut opéré en 6 après J.C. par les Romains s'établissant en Palestine...

Il n'y a aucune aucune certitude quant à la date de la naissance de Jésus. Au IIIème siècle, Clément d'Alexandrie cite une tradition selon laquelle Jésus serait né le 20 mai.

Ce n'est qu'à la fin du règne de Constantin, premier empereur Chrétien, que la date de naissance du Christ est fixée le 25 décembre (en 336). Le 25 décembre était le jour où les païens avaient l'habitude de fêter la naissance du "Soleil invaincu", la dynastie de Constantin, depuis plusieurs générations, adorait le soleil. La substitution fut aisée.

Pour John Ferguson, coordinateur et rédacteur d'un très beau livre d'érudition consacré aux Grands événements de la bible ( Éditions Brépols ) " le fait que des intellectuels autant que des paysans, des Gentils et des Juifs, puissent avoir été les premiers à célébrer la naissance d'un autre roi qu'Hérode et une autorité différente de celle de Rome reste significatif."

 

Exégèse oecuménique !

Le nouvel an (et à cette occasion le sentiment de renouveau du monde) a pris avec le Christianisme la figure de la naissance d'un enfant : innocence, virginité et jeunesse sont ainsi symboliquement convoquées pour ouvrir une nouvelle ère d'espoir.

Dans le Profane et le sacré, Mircéa Eliade souligne la parenté symbolique du monde et du temps dans les mentalités archaïques. Plusieurs langues de populations aborigènes d'Amériques du Nord utilisent le terme "monde" ( = cosmos) pour signifier "l'année". La fin de l'année est toujours la fin du monde ; du moins, la fin d'un monde. Ainsi les Yorkut disent : " le monde est passé" pour exprimer qu'un an s'est écoulé. Archaïquement le cosmos est représenté sous la forme d'une unité vivante qui naît, se développe, vieillit et se consume pour renaître au Nouvel An. Tous les péchés de l'année, tout ce que le temps a souillé et usé est alors symboliquement anéanti. En participant au rituel collectif l'homme lui aussi est créé à nouveau. Il se sent plus pur, plus fort, régénéré.

Le Judaïsme avait rompu avec cette conception du temps cyclique. Par son alliance Yahvé se manifeste dans le temps historique, un temps irréversible : les événements de l'Histoire deviennent pour le croyant des théophanies.

Pour le Christianisme, Dieu en s'incarnant non seulement ouvre une nouvelle ère historique (celle de l'Histoire Sainte) mais offre les bases d'un nouveau calendrier. La vie du Christ présente une succession dramatique que le calendrier chrétien reprend indéfiniment même si ces événements sont conçus comme s'étant réalisés dans le temps irréversible de l'Histoire. Le génie du Christianisme fut sans doute de récupérer les habitudes rituelles des sociétés païennes comme canaux de diffusion d'une nouvelle spiritualité.

Dans le Profane et le sacré, Mircéa Eliade pointe toutes les manifestations qui prouvent que l'homme des sociétés industrielles conserve des comportements crypto-religieux. Il souligne ainsi le sentiment que nous éprouvons tous de faire peau neuve avec le Nouvel An et explique les excès en tous genres qu'occasionnent les fêtes de fin d'année. Dans l'Antiquité, les fêtes en l'honneur de Saturne ( Les "Saturnales" qui se déroulaient à partir du 17 décembre) étaient des temps de débauche et de licence totale. Les hommes mimaient la déliquescence du "vieux" monde qui retourne au chaos pour renaître de ses cendres, purifié. Marcel Mauss et George Bataille ont aussi à leur façon étudié le besoin proprement humain d'étaler les richesses laborieusement accumulées pour les consumer dans la frénésie de la fête. De ce spectacle de richesses délibérément sacrifiées naît une "monnaie de renommée"c'est-à-dire le sentiment d'une valeur irréductible au monde des transactions profanes, une valeur sacrée ! Mais le sacrifice ne générerait aucune valeur spirituelle s'il s'effectuait sans témoin. La représentation est consubstantielle au sacré. ( pour plus de précision cliquez !)